Sur le Web, quand on aime on ne compte pas ses clics. Pas plus d’ailleurs que ses joies, ses peines ou sa colère. Dans un ouvrage consacré au  Web affectif, on se propose de parler d’amour. L’amour que les plateformes Web permettent de transmettre et de recevoir via de nombreux signes émotionnels (emoji, likes, émoticônes, cœur…). L’amour que ces plateformes portent à nos énonciations émotionnelles afin d’affiner la collecte et le traitement des données nous concernant. L’amour, enfin, que les professionnels de la communication et du marketing semblent ressentir envers des technologies et des méthodes qui permettraient de capter, analyser et comprendre ce que nous ressentons.

En somme, dans cet essai, nous tentons de penser l’économie du numérique au travers d’un prisme affectif. Et puisqu’il nous semble que, sur le Web, les rapports de force ne sont pas équivalents, nous proposons un regard critique sur un possible capitalisme affectif où nous travaillons à nous rendre heureux les uns les autres.

De la multitude à la singularité, des émotions aux affects

Dans des travaux précédents portant sur les industries de la (e)réputation, nous nous demandions pourquoi de nombreux acteurs économiques s’intéressent tant que cela à ce que nous pouvions dire et faire en ligne. Mais aussi comment font-ils pour traduire nos clics et commentaires en réputation, autrement dit en une valeur intangible.

Ces premières recherches nous ont amené à percevoir le lien entre deux « boites noires », que les professionnels de la communication rêvent de pouvoir illuminer : notre cerveau et les systèmes de computation des dispositifs numériques (algorithmes par exemple). Réputation, attention, influence… Un ensemble d’objets cognitifs au centre de nombreuses stratégies numériques des organisations, et que les plateformes Web se proposent d’évaluer et de mesurer. Un ensemble d’objets qui, de plus, nous singularisent : il s’agit toujours de nos capacités attentionnelles, de nos opinions, etc. Mais pour autant, les discours et pratiques concernant la (e)réputation se focalisent principalement sur la multitude : c’est d’un gros volume de critiques en ligne (par exemple) que l’on va pouvoir tirer des enseignements utiles au déploiement de stratégies spécifiques.

Quel pouvait donc être ce chainon manquant entre des problématiques de « boite noire » et des discours ventant « l’expérience client » et la « personnalisation » accrue des interfaces et recommandations en ligne ? En 2014, l’expérience de Facebook visant à évaluer et favoriser la contagion émotionnelle des usagers de la plateforme nous a donné le déclic : ce qui permet aux industries du numérique et à leurs clients (les annonceurs) de distinguer les individus dans la foule, d’affiner la personnalisation et les analyses comportementales, ce sont les émotions. Mais dans les nombreux discours de praticiens de la communication que nous avons étudiés, ou encore dans les brevets déposés par les plateformes dominantes du Web, si le terme « émotion » apparait bien, il nous semble que ce n’est pas exactement de cela qu’il s’agit.

Les émotions s’inscrivent dans le spectre psychologique d’un sujet, elles répondent certes à des stimuli extérieurs, mais elles ne sont pas pour autant quantifiables sans la création d’échelles de mesure performatives. Plus que la capacité réelle à capturer des émotions, nous sommes ici dans des imaginaires et des croyances sur les possibilités de le faire. Des croyances entretenues et développées par les nombreux discours sur les « expressions universelles des émotions » déjà proposées par Charles Darwin et mis au gout du jour par Paul Ekman : notre visage trahirait sept émotions facilement reconnaissables (tristesse, joie, colère, peur, dégoût, surprise, mépris).

Bien entendu, ici, aucune notion de culture ou de contexte ne pourrait mettre à mal le déterminisme de nos micro-expressions faciales. Mais si ce ne sont pas des émotions, alors de quoi parle-t-on ? Nous choisissons pour notre part la notion d’affect, entendue comme une puissance d’agir, comme la capacité à produire un effet sur les autres et ainsi les mettre en mouvement. Les affects circulent entre les corps, entre les objets et les signes. La capacité d’un acteur à produire des contenus, puis à réussir à les faire circuler d’internautes en internautes peut apparaitre comme un réel avantage économique. D’ailleurs, quand Facebook ou Google choisissent  une information ainsi que sa mise en forme et en contexte, afin de la présenter à un groupe d’internautes bien déterminé pour attirer son attention et le faire cliquer sur un lien publicitaire, que font-ils si ce n’est affecter ces utilisateurs au sens d’« avoir un effet sur » ?

Affecter en surface et en profondeur

Cette volonté de faciliter la circulation des affects sur les plateformes, qui pourraient donc provoquer des émotions et ainsi jouer sur des leviers cognitifs se retrouve sur les interfaces : une multiplication de signes qui attirent l’attention tout en favorisant l’interaction.

Nous retraçons notamment la généalogie des Facebook Reactions permettant à Facebook de diversifier le « Like/J’aime » d’origine en « j’aime, j’adore, haha, wouah, triste, grr ». En profondeur, l’analyse que nous avons effectuée des brevets déposés par Facebook/Twitter/Google montre que cette signalisation émotionnelle participe bien à l’automatisation de ce qui circule sur ces plateformes : si Twitter propose des cœurs, c’est pour mieux sélectionner les messages qui vont être affichés à nos abonnés. Et donc les affecter ?

Le lien entre la profondeur et la surface s’identifie par les stratégies tant financières que managériales que déploient ces entreprises : recrutement d’ingénieurs ou designers spécialisés, rachat de start-ups, dépôts de brevets, etc. Pour les annonceurs (organisations, prestataires) il en va de même. En surface, il s’agit de développer des stratégies de communication où les images, les vidéos, les traits d’humour et les émoticônes sont légion. Le but est de gagner en visibilité sur des plateformes qui valorisent en profondeur ces contenus et favorisent en surface le recours à ces fonctionnalités. En profondeur, nous notons aussi que cet usage spécifique des dispositifs numériques incombe à ceux que nous nommons des « travailleurs du clic » : community managers ou modérateurs de contenus par exemple. Ils doivent ainsi déployer un travail affectif (provoquer des émotions chez les autres) et un travail émotionnel (toujours paraitre heureux pour rendre heureux les publics/clients) qui n’est pas sans conséquences pour des métiers dont les contours sont encore flous.

Pour ces annonceurs, entre surface et profondeur, le lien est réalisé via des technologies spécifiques de reconnaissance et d’analyse des « émotions » (dont nous détaillons le fonctionnement et les possibilités), et bien entendu, les fonctionnalités et ciblages publicitaires proposés par les plateformes elles-mêmes. Nous notons alors une forme de dépendance : pour affecter ses publics, il faut passer par les dispositifs et leurs outils. Est-ce une forme d’aliénation aux outils de production et de circulation des affects numériques ?

Toutes et tous prolétaires affectifs ?

Cette aliénation est interrogée en surface et en profondeur pour les usagers quotidiens de ces dispositifs. En surface, nous partageons ce qui nous plait, nous choque, nous interpelle… En profondeur, nous essayons de lutter contre l’ennui, ainsi que l’ont montré des recherches menées par Julien Pierre et ses collègues. Dans tous les cas, nous travaillons pour ces plateformes et annonceurs : à produire du clic, à produire de la singularité et, quoi qu’il arrive, à produire des impulsions nécessaires à la circulation de ce qui attire l’attention et a des effets sur nos représentations, voire nos corps.

Nous choisissons dans l’ouvrage de parler de prolétaire affectif. Moins par provocation que pour montrer que nous ne possédons pas les moyens de production de nos affects numériques : ils appartiennent aux plateformes. Comment alors réguler ce qui est déjà considéré comme un moyen de générer de la valeur ? Comment agir sur un (non)objet ? Ce ne sont pas réellement des émotions qui sont mesurées ou capturées, mais pour autant ce que nous voyons et consommons au quotidien sur le Web influe sur notre bien-être.

Des questions parmi tant d’autres que nous soulevons et qui ne sont que les prémices d’un travail de recherche en cours. Dans la lignée du dossier « Émergences : Les affects numériques » du n° 11 de la Revue Française des Sciences de l’Information et de la Communication, il nous semble urgent d’étudier collectivement ce qu’un Web marchand fait de nos affects et émotions. L’objectif n’étant pas de produire seulement de la critique pour être dans l’alerte, mais de réfléchir à la manière de (re)faire de nos affects un « lieu propre » comme le disait Michel de Certeau en son temps. En somme, de savoir braconner les usages prescrits des plateformes pour faire de nos émotions un ordinaire qui n’a de valeur que pour celles et ceux avec qui nous voulons le partager.

Crédits image à la Une : CC Pixabay CreativeMagic

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