CC Matt Biddulph

Qu’est-ce que le CNES (Centre National d’Etudes Spatiales) ? Si l’on s’en tient à Wikipedia, on dira que c’est « un établissement public à caractère industriel et commercial chargé d’élaborer et de proposer au gouvernement la stratégie spatiale française, et de la mettre en œuvre ».

Si nous retirons l’article, la question devient alors : qu’est-ce que « CNES » ?  Avec l’article, nous sommes en effet encore confrontés à des discours qui voudraient nous dire ce que sont les choses, alors que nous souhaitons porter l’attention sur ce que signifient les mots qui les désignent, en amont de toute assignation officielle : s’intéresser en somme à la signification du signe « CNES » plutôt qu’aux sens de l’objet auquel ce signe renvoie dans les discours. À cet égard, les configurations de signes de l’ensemble « sigle-logo-signature » sont révélatrices, précisément parce que « CNES » y apparaît dans un état sémiologiquement natif, en deçà de tout contexte syntaxique et discursif trop lié aux circonstances. On examinera trois étapes significatives de cette histoire sémiologique depuis la création du CNES en 1961, en y recherchant invariants et points d’inflexion significatifs.

CNES est une fusée sonore

Portons tout d’abord notre attention sur la forme sonore de « CNES » : [knɛs].  L’attaque en double consonnes [kn] de cet acronyme monosyllabique, rarissime au début des mots français, signe d’emblée une originalité sonore autant qu’elle sigle l’organisme. On relèvera bien sûr l’évidence avec laquelle les sons [ɛs] abrégeant « études spatiales » expriment la première syllabe d’ « espace » ; on pourra aussi identifier dans la suite [nɛs] l’évocation discrète de la grande soeur NASA, créée trois ans plus tôt, en 1958. Mais il faut également noter que la structure de consonnes [k_s] est tout particulièrement apte à exprimer certaines valeurs qui seront pendant plus de dix ans l’emblème du Centre, sa sonorité transposant ce que le logo utilisé de 1962 à 1974 iconisait  : verticalité du sigle-fusée dont chaque lettre figure un étage du lanceur, avec une stylisation des lettres « C » et « S », la première figurant une coiffe de lanceur, la seconde la traînée du départ ; et, sur le plan sonore, dureté de l’occlusion initiale [k] à laquelle répond la finale sifflante [s] : pouvoir incisif et pénétrant de l’extrémité supérieure de la fusée, sillage dispersif du décollage.

L’onomastique – l’étude des noms propres – des projets des années 1960 renforce cette correspondance entre formes sonore et graphique. Il suffit de rappeler le programme de fusées Pierres précieuses (Agathe, Saphir …) dont Diamant sera le fleuron jusqu’au début des années 1970, ou encore les fusées Bélier et Dragon. Entre poudre et diamant, le CNES de cette époque investit les formes tranchantes et fulminantes de la minéralité, que le logo-fusée symbolise, et que le sigle est à même d’accueillir et de retenir car il les exprime déjà à l’état latent : [knɛs] est une fusée sonore.

De la force à la forme

Cela ne durera pas. Au début des années 1970, sur fond de crise économique et d’atermoiements politiques concernant l’élaboration d’un programme européen commun, les valeurs changent. Alors que la France soutient la nécessité stratégique et économique de posséder ce que l’on désigne par métonymie un « lanceur lourd », c’est paradoxalement Ariane la légère qui va le nommer (la charge utile de Dragon en 1962 était de 60 kg, Ariane 1 peut amener en orbite près de deux tonnes). De même, les noms de programmes sont moins triomphalistes, et les Venus, Dialogue et autre Symphonie se substituent progressivement aux noms agonistiques (agressifs) des débuts. Quand l’objectif du CNES est de faire rentrer la France dans la famille des « artilleurs de l’espace », selon le mot de l’un de ses présidents de l’époque, c’est l’euphémisme mythologique qui prévaut. Au même moment, en 1974, le logo change et la fusée-sigle disparaît au profit de formes courbes stylisées évoquant plus abstraitement la terre et la trajectoire d’envol d’un lanceur. Le lanceur devient alors élancement, l’énergie potentielle de la fusée se transférant dans l’effectivité d’un mouvement. La force est donnée à voir en train de prendre forme.

Dans cette refonte sémiologique, « CNES » s’autonomise : il se distingue désormais non seulement du logo qui le coiffe (auquel il reste cependant lié stylistiquement par des traits de facture évoquant l’art cinétique), mais aussi de son explicitation, cette dernière étant encore sténographiée verticalement, comme en souvenir du logo-fusée utilisé précédemment. Pour le signe-sigle, deux transitions significatives se produisent, en 1984 et 1992. En 1984, la graphie change, s’effile sur un modèle proche du « worm » de la Nasa où une continuité s’établit entre les lettres, réalisant une sorte d’acronymie graphique.

Le fil reliant les lettres deux à deux est sur le plan visuel l’équivalent de l’acronyme liant les initiales de chaque mot en un souffle et une syllabe. L’essentiel est que ce redoublement visuel de la première continuité sonore contribue à renforcer l’unité interne du sigle, favorisant sa démotivation. Le « lapsus sémiologique » de la couverture du Rapport d’activité de 1992 le montre exemplairement, quand la signature « Agence française de l’espace » remplace « Centre national d’études spatiales ».

Dans cette curieuse configuration, « CNES » s’iconise, de sorte qu’il n’est plus tout à fait le sigle du Centre national d’études spatiales, tout en restant un signe, alors forcément un peu opaque : « CNES » n’est plus CNES. Il faudrait bien entendu commenter la substitution d’Agence à Centre (qui avait lui-même remplacé en 1961 le Comité des Recherches Spatiales) : dans la transition de Comité à Agence, il y a certes la réaffirmation de la fonction de maîtrise d’ouvrage plutôt que de maîtrise d’oeuvre du CNES ; il y a aussi la traversée du Détroit de Behring.

De l’espace à la terre

Bien qu’utilisée continuellement depuis 1992, la qualification d’« Agence française de l’espace » disparaît pourtant de la triade logo/sigle/explicitation dès 1995 dans les rapports d’activité, date du retour du « Centre national d’études spatiales », qui en conservera cependant la graphie horizontale.

Second renoncement à la verticalité après le remplacement du logo-fusée, ce choix traduit l’infléchissement progressif des préoccupations explicites du CNES vers les affaires humaines. Dès 1983, Robert Curien, son Président (1976-1984), annonce que « la phase héroïque de la conquête de l’espace est sans doute derrière nous » ; en 1989, Jean-Marie Luton, Directeur-général, prédit que le siècle prochain serait celui de la « mise en valeur de la terre, et celui très probable de la conquête des planètes ». En 1992, dans l’éditorial du Rapport d’activité, le Président René Pellat (1992-1995) insiste sur la thématique environnementale. La même année, 153 chefs d’Etat se félicitent de la signature de la Déclaration de Rio sur le développement durable.

CC Flickr Antonio Lirio

« CNES » est alors un Janus bifrons, un visage tourné encore vers l’espace, l’autre déjà vers la terre. De l’espace, oui, « mais pour la terre », comme l’affirme le slogan de 2004. La dernière version du logo accentue ce tropisme : le cinétisme que pouvaient encore évoquer les stries et l’extrémité arrondie de la partie supérieure de l’ancien logo est atténué par l’aplat de couleur et l’angularité de ce qui ressemble désormais plus à la queue d’un fruit qu’à un lanceur. Alors que la lettre « C » était stylisée dans le premier logo pour figurer la coiffe de la fusée, c’est maintenant le logo lui-même qui, dans un mouvement inverse, s’ouvre pour ressembler singulièrement à la première lettre du sigle, comme pour abréger encore l’abréviation.

Cette forme souriante est bleue comme une pomme (on sera libre d’y distinguer aussi une graine en sa partie supérieure droite, une forme courbe de lame de faucille dans la partie gauche – l’agraire emblématisant alors le terrestre), mais il y a davantage ici qu’une simple alternance de dominance entre l’iconique et le graphique, le convexe et le concave, le céleste et le terrestre. C’est en effet toute la perspective qui est inversée, puisque l’expulsion libératoire et centrifuge de la mise en orbite, encore présente comme souvenir, est contrepointée par la gravité centripète d’un fruit qui pourrait choir ici-bas : les deux temps successifs de la conquête séminale et de la moisson rétributrice sont alors simultanément exprimés dans une image proprement mythique, dont « CNES » devient un nom possible.

Il y a ainsi une petite histoire sémiologique de « CNES », ponctuée par les trois logos et l’évolution des signatures, et qui est perceptible dans la mesure où chaque étape intègre la précédente. Préhistoire technologique, ensemencement mythologique, récolte du temps présent : l’histoire de « CNES » est aussi celle d’une panspermie dont l’homme est tout à la fois l’origine et le bénéficiaire.

Existe t-il alors une unité de « CNES » qui serait perceptible dans les différents moments de l’histoire du CNES ? Revenons au seul invariant qu’est la forme sonore [knɛs] : percussion ponctuelle de l’attaque initiale, ouverture vocalique, durativité de la fricative finale.

C’est peut-être dans ce rapport aspectuel entre ponctualité et durativité, dans le motif de l’étirement – ou de l’effilé, ce qu’indiquait déjà à sa façon Ariane – , que l’on pourrait déceler une unité, figurale plus que figurative, et pour cette raison même apte à motiver le rapprochement entre ces deux images institutionnelles séparées par près de 35 années : le décollage de Diamant B le 15 avril 1971 de la base de Kourou et la couverture du Rapport annuel d’activité de 2005.