Inquiets mais pollueurs : les personnels de la recherche face au réchauffement
L’été 2024 a été le plus chaud jamais enregistré sur la planète. Face à l’inaction climatique, des chercheurs et chercheuses de toutes disciplines se mobilisent depuis plusieurs années pour tenter d’alerter le grand public sur la nécessité de réduire les émissions de gaz à effet de serre (GES). Au sein de groupes comme Scientifiques en rébellion, ils et elles conduisent des actions de désobéissance civile, par exemple contre la construction d’un terminal méthanier au Havre en mai 2023, et accompagnent certaines luttes, comme l’opposition à l’autoroute A69 .
Mais qu’en est-il de l’ensemble de la communauté de la recherche ? Le constat d’une urgence à agir est-il partagé ? Et comment les personnels se situent-ils par rapport à leurs propres activités ? En effet, le bilan carbone de la recherche est loin d’être négligeable, entre les déplacements en avion et l’usage d’équipements énergivores. Les projets de grandes infrastructures scientifiques, comme le collisionneur au CERN font ainsi débat : au nom de la connaissance scientifique, peut-on accorder à la recherche un droit à polluer supérieur aux autres secteurs d’activités ?
L’enquête sur les rapports entre le monde de la recherche français et le réchauffement climatique apporte un éclairage à ces questions. Elle a été menée dans le cadre du collectif Labos 1point5, qui travaille à mesurer et réduire l’impact environnemental de la recherche. Cette étude est l’une des plus importantes jamais réalisées sur le sujet : conduite en 2020, elle s’appuie sur un échantillon de plus de 6000 répondant·es et est représentative de la majorité des acteurs et actrices du monde de la recherche publique française, quel que soit leur statut et leur discipline. Ce travail mesure d’une part, les pratiques fortement émettrices de GES, comme les déplacements en avion et l’utilisation de gros équipements expérimentaux. D’autre part, il analyse les représentations des acteurs et actrices de la recherche concernant l’urgence climatique, et ce qu’ils et elles sont prêt·es à mettre en œuvre pour réduire leurs émissions. Il montre un net décalage entre des attitudes très sensibles à l’urgence climatique et des pratiques toujours fortement émettrices de GES.
- Blanchard M., Bouchet-Valat M., Cartron D., Greffion J., Gros J., 2022, « Concerned yet polluting: A survey on French research personnel and climate change », PLOS Climate, vol. 1(9).
Marianne Blanchard est membre du CERTOP, Université Toulouse – Jean Jaurès : blanchard@univ-tlse2.fr
Milan Bouchet-Valat est chercheur à l’Ined : bouchet-valat@ined.fr
Damien Cartron est membre du CMH, CNRS : cartron@cnrs.fr
Jérôme Greffion est membre de l’IDHES, Université Paris Nanterre : jgreffion@parisnanterre.fr
Julien Gros est membre du LISST, CNRS : gros@univ-tlse2.fr
Cet article est publié dans le cadre du festival des campus en transitions “Futurs Proches” (3 octobre 2024) de l’Université de Toulouse
Une prise de conscience partagée
La réalité, les causes et les conséquences du changement climatique font l’objet d’un fort consensus parmi les personnels de la recherche française. 99 % des répondant·es pensent que « le climat de la planète est en train de changer » et 95 % pensent que les activités humaines jouent un grand rôle dans le changement climatique ou en sont l’unique cause. Ce consensus s’accompagne d’une inquiétude, elle aussi unanime. 99 % des répondant·es se disent préoccupé·es par le changement climatique, et 72 % très ou extrêmement préoccupé·es.
Cette inquiétude s’est aggravée au cours des dernières années : en 2020, 80 % des répondant·es se déclarent plus préoccupé·es que 5 ans auparavant (dont 45 % beaucoup plus). De plus, 90 % sont d’accord avec l’affirmation « si les choses continuent au rythme actuel, nous allons bientôt vivre une catastrophe écologique majeure », et 74 % d’entre elles et eux pensent même que « ce type de catastrophe pourrait provoquer un effondrement de nos sociétés ».
Pratiques professionnelles et usage de l’avion
L’un des points centraux de l’analyse concerne l’usage intensif de l’avion pour des raisons professionnelles. En 2019, 58 % des chercheur·es interrogé·es ont pris l’avion au moins une fois dans l’année pour des déplacements liés à leur travail, un taux nettement supérieur à celui observé dans d’autres professions comparables en France. En moyenne, chaque chercheur·e génère par ses déplacements en avion 2 tonnes d’équivalent CO2 par an, soit environ un cinquième de l’empreinte carbone moyenne d’une personne vivant en France. Celles et ceux qui ont voyagé en avion dans l’année ont parcouru en moyenne 15 500 km.
Ce chiffre masque cependant une diversité importante selon les disciplines. Par exemple, les chercheur·es en astronomie, géologie, biologie des populations, anthropologie et mathématiques volent le plus, parcourant entre 10 000 et 15 000 km annuels.
Cette étude montre par ailleurs que les conférences internationales représentent le principal motif des déplacements aériens, avec environ 40 % de la distance totale parcourue. Cependant, les motifs de déplacement en avion varient selon les disciplines. Par exemple, les géologues et les anthropologues utilisent l’avion principalement pour des missions de terrain et la collecte de données, tandis que les astrophysicien·es voyagent majoritairement pour assister à des conférences.
L’enquête montre que la fréquence des vols en avion augmente avec l’avancement dans la carrière académique. Ainsi, un directeur ou une directrice de recherche parcourt en moyenne 15 000 km par an en avion, contre 10 000 km pour un·e chargé·e de recherche. La moyenne pour un·e professeur·e s’élève à 10 000 km par an, contre 7 000 km pour un·e maître·sse de conférences, et 5 500 km pour un·e ingénieur·e de recherche. Chez les jeunes chercheur·es, les post-doctorant·es parcourent 8 000 km par an, soit deux fois moins que les directeurs et directrices de recherche, et les doctorant·es 4 000 km.
L’impact environnemental du matériel informatique
En plus des déplacements en avion, le collectif s’intéresse à l’impact environnemental du matériel informatique, dont l’usage est une autre source importante d’émissions de GES, aussi bien dans son usage, que dans sa production. Sa production consomme en effet des ressources rares et, en fin de cycle de vie, ce matériel génère des déchets électroniques difficiles à recycler. L’enquête montre que la majorité des personnels utilisent du matériel informatique de moins de cinq ans, et que 42 % d’entre elles possèdent plusieurs équipements. Parmi ces derniers et dernières, 40 % (soit 17 % de l’échantillon total) jugent qu’une partie de leurs équipements ne sont pas indispensables pour leur travail. Cela s’explique notamment par le système de financement par projets, qui favorise l’acquisition d’équipements pour utiliser des reliquats de budgets de recherche.
Des attitudes ambivalentes
Malgré une forte conscience écologique, les personnels ont des attitudes ambivalentes lorsqu’il s’agit de réduire leurs émissions de GES, surtout lorsque ces réductions touchent à ce qui est perçu comme le cœur de leur activité de recherche. Si la majorité des répondant·es se disent prêt·es à réduire les émissions liées aux vols pour les conférences et à l’utilisation d’équipements informatiques, une opposition plus marquée apparaît lorsqu’il s’agit de réduire les émissions associées aux missions de terrain, aux expériences et aux observations scientifiques. Les personnels sont aussi nombreux et nombreuses à craindre des effets négatifs d’une éventuelle réduction des vols professionnels, en termes d’insertion des jeunes chercheur·es (54 % des répondant·es), d’accroissement de la bureaucratie (44 %), ou encore d’isolement de la recherche française du reste du monde (43 %).
Plus marquée parmi les chercheur·es en poste que parmi les jeunes chercheur·es non titulaires, la crainte concernant l’insertion de ces derniers est d’autant plus paradoxale que, on l’a vu, ce sont elles et eux qui volent le moins. Par ailleurs, les craintes varient selon la discipline. Les historien·nes, géographes, urbanistes, anthropologues, géologues, et biologistes se montrent particulièrement préoccupé·es par les impacts potentiels d’une réduction des vols sur la qualité de leurs travaux, ce qui est à rapprocher du fait que leurs activités de recherche nécessitent des déplacements en avion pour accéder à des terrains lointains et collecter des données.
Enfin, lorsqu’on suggère de réduire les émissions générées par les dispositifs expérimentaux et d’observation, une mesure qui concerne 60 % des répondant·es, la moitié des personnes concernées estime que cela pourrait affecter la qualité de leurs travaux. Les craintes liées à la concurrence académique sont également très présentes : 44 % craignent de prendre du retard par rapport à d’autres équipes, 33 % redoutent une diminution de leur accès aux financements, et 29 % estiment que cela pourrait entraîner une baisse de leur nombre de publications.
Soutien à des mesures institutionnelles
Malgré ces réticences, l’enquête montre un soutien majoritaire des personnels de la recherche à diverses mesures institutionnelles visant à réduire les émissions de GES. Elles et ils sont en effet particulièrement favorables à des actions telles que la réalisation de bilans carbone, le financement des trajets en train lorsque ceux-ci sont plus coûteux que l’avion, l’achat de matériel économe en énergie, et la mise en place de compensations carbone. Elles et ils soutiennent également des mesures plus spécifiques comme la réduction de l’importance des conférences dans les évaluations de carrière, la promotion de buffets locaux ou végétariens, et la limitation des vols en avion lorsque le même trajet peut être effectué en moins de six heures en train.
Certaines mesures, plus radicales, rencontrent toutefois une opposition plus marquée. Par exemple, 22 % des répondant·es s’opposent à l’idée d’imposer une limite au nombre de vols par personne, et 28 % sont contre la prise en compte des émissions carbone dans les critères de sélection des projets à financer. Ces mesures sont particulièrement sensibles car elles peuvent affecter directement la capacité des chercheur·es à produire des données scientifiques, notamment dans des disciplines où les déplacements sont essentiels à la recherche de terrain.
Conclusion
Dans le contexte post-crise sanitaire, nombre de personnels de la recherche ont déjà expérimenté de nouvelles manières de travailler. C’est le cas, par exemple, du développement sans précédent de l’usage de la visioconférence, qui s’est substituée aux déplacements professionnels devenus impossibles. Avant le confinement, seulement 8 % des personnels utilisaient régulièrement la visioconférence, un chiffre qui est monté à 72 % pendant la période de confinement. Or, 68 % des répondant·es ont déclaré avoir une image plus positive de la visioconférence après cette expérience, malgré les défis techniques et le manque de préparation initiale.
Ce changement soudain et massif dans les pratiques de travail illustre la possibilité de mettre en place rapidement de nouvelles organisations professionnelles plus sobres en émissions de GES, à condition qu’une volonté collective soit présente. Les personnels sont globalement prêt·es à adopter des pratiques plus respectueuses de l’environnement. Ils et elles ne peuvent cependant pas le faire seul·es sans craindre d’être pénalisé·es dans un système où la mobilité internationale, le nombre de publications, et l’accès aux financements restent des critères essentiels de réussite professionnelle. Pour que ces changements deviennent durables et généralisés, les institutions de recherche doivent jouer un rôle clé en impulsant et en accompagnant ces transformations. Elles ont commencé à prendre certaines initiatives dans le cadre de plans climat, mais sont-elles prêtes à véritablement remettre en question les manières de faire et les objectifs de la recherche ?
- Atécopol (Atelier d’écologie politique toulousain), 2021, « L’Atelier d’écologie politique toulousain (Atécopol) : pour un engagement scientifique », Natures Sciences Sociétés, vol. 29(3).
- Carbou G., Sébastien L., 2023, « Les discours d’inaction climatique dans la communauté scientifique », Écologie & politique, vol. 67(2).
- Blanchard M., Bouchet-Valat M., Cartron D., Greffion J., Gros J., 2024, « La recherche française est-elle prête pour la sobriété ? Les enseignements d’une enquête nationale », Natures Sciences Sociétés, à paraître.
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Illustration d’Adèle Huguet pour Mondes Sociaux : licence CC BY-NC-ND
Pour découvrir ses dessins, https://adelehuguet.wordpress.com/
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Marianne Blanchard, Milan Bouchet-Valat, Damien Cartron, Jérôme Greffion & Julien Gros (30 septembre 2024). Inquiets mais pollueurs : les personnels de la recherche face au réchauffement. Mondes Sociaux. Consulté le 6 octobre 2024 à l’adresse https://doi.org/10.58079/12dsm
