L’émergence de Donald Trump sur la scène politique a divisé le mouvement intellectuel conservateur aux États-Unis. Si certains conservateurs sont devenus des « never Trumpers », d’autres ont soutenu avec force ce président hors-norme. C’est en particulier le cas d’intellectuels gravitant autour d’une revue très influente dans les milieux conservateurs, la Claremont Review of Books, basée en Californie. Comment expliquer le soutien du Claremont Institute à la politique de Donald Trump ? Sur quels fondements intellectuels se repose-t-il pour justifier sa politique ?

La pensée conservatrice aux États-Unis n’a jamais été monolithique. Un de ses courants les moins connus, celui des « Straussiens de la Côte Ouest », a pris une importance considérable pendant les années Trump. Ses principales figures ont en effet apporté un soutien appuyé à Donald Trump, via leur think tank, le Claremont Institute, et son influente revue, la Claremont Review of Books.

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Le Claremont Institute est un think tank conservateur créé en 1979 près de Los Angeles. Ses membres revendiquent deux pères spirituels, Leo Strauss (1899-1973) et Harry V. Jaffa (1918-2015). Son orientation actuelle repose en grande partie sur un courant de pensée conceptualisé par Leo Strauss : l’importance centrale de la loi naturelle et son application à l’histoire de la démocratie américaine. Pour Strauss, la loi naturelle est une loi « trans-historique » et « trans-religieuse », fondée sur « ce qui est bon par nature, par opposition à ce qui est bon simplement par convention ». Strauss est convaincu que cette conception du monde a disparu dans la période contemporaine. Plutôt que de croire en des droits naturels définis par « ce qui est intrinsèquement bon ou juste », l’homme contemporain a choisi de « tolérer toutes les opinions sur le bien et le juste ». C’est par conséquent le règne absolu du relativisme.  Toutes les valeurs, toutes les idées, toutes les cultures se valent

Harry V. Jaffa a été l’un des premiers à appliquer les principes philosophiques de Strauss à la tradition politique américaine. Jaffa démontre l’existence d’un lien philosophique entre Thomas Jefferson (l’auteur de la Déclaration d’Indépendance des États-Unis en 1776), le président Abraham Lincoln et Leo Strauss. Jaffa est persuadé que Lincoln, comme Jefferson, rejette toute conception relativiste du monde et que les deux hommes s’inscrivent, au contraire, dans la longue tradition des droits naturels réhabilitée par Strauss. S’il est urgent de redécouvrir cette parenté philosophique, c’est que la croyance dans les droits naturels a une conséquence capitale corollaire capital pour le fonctionnement politique des États-Unis : c’est la base du gouvernement par le consentement du peuple. Puisque « l’autorité d’un homme sur un autre homme ne découle pas de la nature », elle ne peut en effet résulter que du consentement des gouvernés.

Consentement et démocratie

Ce lien entre les droits naturels et le gouvernement par le consentement du peuple constitue la clé de voûte de la compréhension de la démocratie américaine par les disciples d’Harry V. Jaffa qui travaillent et publient pour le Claremont Institute aujourd’hui. Pour ces derniers , l’héritage des droits naturels a été abandonné aux États-Unis à partir de la présidence de Woodrow Wilson (1912-1920). Cet ancien universitaire (politiste à Princeton) a profondément transformé la nature de l’État fédéral américain, en en faisant un ambitieux outil de réforme et de progrès pour la population. Cela a conduit à l’émergence d’un état que les partisans du Claremont Institute qualifient “d’État administratif” (Administrative State). Or l’État administratif est la négation même des valeurs défendues dans les écrits de Strauss et Jaffa, puisque ce sont désormais les experts qui le pilotent qui vont définir, en fonction du processus historique et de la connaissance scientifique du moment, les droits auxquels les citoyens peuvent prétendre. Ce faisant, ils se substituent à un ordre moral et politique fondé sur la nature humaine immuable. En l’absence de droits naturels, l’État, devenu tout-puissant, n’a plus alors aucune limite.

Dans ce nouveau contexte, le gouvernement par le consentement du peuple s’effondre puisque, comme l’écrit John Marini dans la Claremont Review of Books, « la souveraineté du peuple » a été « remplacée par la souveraineté de l’État ». Les principaux coupables sont les Démocrates qui, dans le sillon de Wilson, n’ont eu de cesse de renforcer l’État administratif sous les présidences de Franklin Roosevelt (1932-1945), Lyndon Johnson (1963-1968) et, plus récemment, Barack Obama (2008-2016). L’État administratif créé et nourri par ces présidents a installé les États-Unis dans une situation de « guerre civile froide » en détruisant l’unité nationale ; il n’y aurait plus, au sein de la population, de valeurs communes, il n’y aurait qu’un archipel de différents groupes.

Le symbole de ce déclin a été la loi sur les Droits Civiques, votée en 1964. D’après les Straussiens de la Côte Ouest, cette loi a donné à l’État comme priorité non plus la protection des droits naturels, mais la lutte contre la discrimination. En conséquence, les droits fondamentaux, comme la liberté d’association ou la liberté religieuse, ne sont plus respectés, tout du moins pour les Américains qui sont « réactionnaires », « ignorants » et « plein de préjugés ». Certes, par ce processus, les différents groupes minoritaires de la société américaine ont gagné de nouveaux droits ; mais ils ont ainsi passé un pacte avec le diable car cette conquête s’est faite dans un cadre qui reniait la loi naturelle et le principe du gouvernement par le consentement du peuple, comme le résume Charles Kessler, l’éditeur de la Claremont Review of Books : « Après les années 1960, le marché que les Américains ont passé avec leur gouvernement a été d’échanger des aspects toujours plus nombreux du contrôle du gouvernement par le peuple contre une garantie de droits nouveaux et constamment mis à jour, distribués par le gouvernement à des groupes économiques, sociaux, ethniques, raciaux, genrés et transsexuels ». Autrement dit, les Américains minoritaires ont gagné des droits mais, ce faisant, ils ont fait disparaître la liberté.

Le soutien à Donald Trump

Cette longue réflexion des Straussiens de la Côte Ouest sur la loi naturelle et l’histoire de la démocratie américaine était déjà aboutie avant l’arrivée de Donald Trump sur la scène politique en 2015-2016. Mais grâce à Trump, ces idées ont quitté le monde académique pour s’incarner en un candidat, puis en un président. L’irruption, très remarquée, des Straussiens de la Côte Ouest dans le camp trumpien s’est faite le 5 septembre 2016, en pleine campagne présidentielle entre Donald Trump et Hillary Clinton, par la publication dans la Claremont Review of Books d’un long texte écrit par Michael Anton et intitulé « The Flight 93 Election ». Dans cet essai, Anton compare la situation des Américains lors de l’élection présidentielle de 2016 à celle des passagers du Vol 93 (le dernier avion détourné le 11 septembre 2001), qui avaient provoqué le crash de l’avion plutôt que d’attendre passivement leur funeste sort. Dans ce cas, Hillary Clinton symbolise les terroristes et Donald Trump les courageux passagers : « Attaquez le cockpit ou mourrez. Vous allez peut-être mourir de toute façon. […] Il n’y a aucune garanti. Sauf une : si vous n’essayez pas, la mort est certaine. Pour préciser la métaphore : une présidence Hillary Clinton, c’est comme jouer à la roulette russe avec un semi-automatique. Avec Trump, au moins, vous pouvez tourner le barillet et tenter votre chance ».

Dans le sillage d’Anton, les intellectuels gravitant autour du Claremont Institute s’est engagée en faveur de Trump, en voyant en lui un ennemi revendiqué de l’État administratif tant honni. Son rejet retentissant de l’establishment, des bureaucrates et des experts (économistes, diplomates ou scientifiques) est compris comme le rétablissement du pouvoir du peuple face à aux élites professionnelles. Ainsi, ce qui a été largement interprété comme un discours populiste de la part de Trump relève au contraire, pour les Straussiens de la Côte Ouest, d’une démarche intellectuelle. Même si celle-ci n’est évidemment pas conçue comme telle par Trump lui-même (puisqu’il n’a jamais lu ni Strauss ni Jaffa), elle s’incarne, presque malgré lui, dans son célèbre slogan « Make America Great Again ». Par ce slogan, il rejette une conception relativiste du monde et revendique le fait que l’Amérique était plus grande dans le passé, un passé défini, comme l’écrit la Claremont Review of Books, par « la défense du principe éternel du droit politique compris selon les termes d’une nature humaine éternelle ».

C’est à travers ce cadre intellectuel que l’on peut comprendre le soutien apporté par les Straussiens de la Côte Ouest aux initiatives les plus polémiques de l’administration Trump entre 2016 et 2020. Ils ont, par exemple, été d’ardents partisans de la promesse de construire un mur à la frontière avec le Mexique. Il est évident à leurs yeux que l’ouverture des frontières des États-Unis résulte d’une stratégie réfléchie de la part de l’État administratif, parce que « l’importation continue d’étrangers venus du Tiers Monde qui n’ont ni l’habitude, ni le goût […] de la liberté » amène à diminuer au sein de l’électorat la part d’Américains « traditionnels » qui croient encore en la primauté de la loi naturelle. Idem pour les décisions de Trump concernant les questions morales et les droits des minorités sexuelles. En effet, dès les années 1980, Harry Jaffa s’est insurgé contre le « relativisme moral » qui permet à chaque individu de « choisir son style de vie » indépendamment de la réalité de « la nature humaine ». Ils regrettent en particulier que la généralisation de la contraception ait mis fin aux « sanctions naturelles » (comme la grossesse ou les maladies sexuellement transmissibles) qui forçaient les jeunes gens à rester « chastes ». D’où la grande satisfaction des membres du Claremont Institute après la nomination par Trump à la Cour suprême de 3 juges fervents adeptes de la philosophie de la loi naturelle, juges qui ont permis d’abolir le droit fédéral à l’avortement en juin 2022.

Pendant les années Trump, le Claremont Institute a énormément gagné en visibilité. Par sa proximité avec l’administration, pour laquelle plusieurs de ses membres ont travaillé, il a pris goût au pouvoir et a finalement décidé de basculer du monde des idées vers celui de la politique : en février 2021, l’institut californien a ouvert une branche à Washington, le « Claremont Institute Center for the American Way of Life ». Cette montée en puissance s’est accompagnée par une radicalisation de sa pensée conservatrice. Ses membres n’ont ainsi jamais accepté la défaite de Trump en 2020 et la justification juridique de l’attaque du Capitole le 6 janvier 2021 a été élaborée par l’un d’entre eux, John Eastman. On peut donc facilement anticiper un retour au premier plan des Straussiens de la Côte Ouest au plus haut sommet du pouvoir états-unien en cas d’une nouvelle victoire de Trump en novembre 2024.

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