La presse radicale et l’affaire Dreyfus : un discours public antisémite ?
Entre antisémitisme et xénophobie: la presse régionale face à l’affaire Dreyfus
En novembre 1894, le capitaine Dreyfus est accusé d’espionnage au profit de l’Allemagne. C’est le point de départ d’une virulente campagne antisémite lancée notamment par Edouard Drumont, issu du camp conservateur catholique, auteur de La France juive et directeur du journal La Libre parole. Deux quotidiens républicains de la mouvance radicale, La Dépêche (Toulouse) et Le Petit Méridional (Montpellier) véhiculent eux aussi un discours antisémite. Et cela, jusqu’à la fin 1898.
Dès le début des années 1890, La Dépêche (Toulouse) et Le Petit Méridional (Montpellier), quotidiens républicains de la mouvance radicale, ont accusé le pouvoir républicain modéré de collusion avec « les juifs » désignés comme figure de l’étranger et puissance financière corruptrice à la solde de l’Allemagne. Mais c’est avec l’affaire Dreyfus qu’ils déploient un récit capable de susciter l’aversion des lecteurs, identifiés au « nous Français », envers « le traître ». Une menace juive équivalente, selon eux, au « péril clérical ».
- De Fréminville S., 2024, Un antisémitisme républicain ? La presse radicale du Sud-Ouest dans le contexte de l’affaire Dreyfus, PUM
Solange De Fréminville est docteure en histoire : sfreminville@gmail.com
Années 1880 : invisibilité des juifs et critique de l’antisémitisme
Situés à la gauche des modérés libéraux, les radicaux appellent alors de leurs vœux une République démocratique et sociale qui rapproche les élus des citoyens et intervient dans les affaires économiques et sociales pour améliorer le sort des milieux populaires, le tout sous la bannière de l’anticléricalisme. Les deux quotidiens toulousain et montpelliérain, à la fois moyens de communication de masse et entreprises politiques, contribuent à la prospérité du radicalisme dans le Sud-Ouest. Aussi sont-ils de farouches adversaires des conservateurs catholiques, dont fait partie Edouard Drumont. Le discours de ce dernier sur la menace juive vise les républicains, accusés de mettre en cause les intérêts des anciennes élites, en particulier ecclésiastiques et militaires.
Au début des années 1880, La Dépêche et Le Petit Méridional mentionnent à peine les juifs, sauf pour signaler dans des brèves qu’ils sont victimes de pogroms en Russie, ou, dans Le Petit Méridional, pour tisser les louanges de républicains renommés originaires du Gard et de l’Hérault, Adolphe Crémieux et Eugène Lisbonne, qui assument publiquement leur judaïsme. L’heure est à l’intégration des juifs et des protestants dans la nation républicaine.
Quand paraît, en 1886, le premier livre antisémite d’Edouard Drumont, La France juive, les deux organes de presse radicaux ne lui opposent d’abord qu’indifférence ou mépris. Le journal montpelliérain le dénonce comme une œuvre du fanatisme chrétien au service des ennemis de la République. En clair, ce que l’on appelle alors « la question juive » n’est à leurs yeux qu’un sujet lancé par le camp conservateur catholique depuis Paris, sans lien avec leurs préoccupations politiques ni avec les réalités locales.
1890-1892 : l’émergence de l’hostilité aux juifs
Mais à la fin des années 1880, les deux quotidiens méridionaux s’emparent à leur tour du sujet. C’est La Dépêche qui donne le « la ». Déterminée à étendre son leadership régional et à peser jusqu’à Paris, elle compte des députés et sénateurs parmi ses collaborateurs réguliers dès cette période. Certains puisent dans l’argumentaire antisémite pour s’en prendre aux partisans du général Boulanger.
Quand la France se rapproche de la Russie, en 1891, les deux organes radicaux justifient la politique antisémite du régime tsariste, l’empire étant selon eux en proie au péril « juif allemand » qui menacerait également l’Hexagone. De quoi fonder le rapprochement franco-russe contre un ennemi commun sur lequel ils propagent des légendes antisémites russes. Au printemps 1892, lorsqu’Edouard Drumont fonde le quotidien La Libre Parole qui déchaîne une série de polémiques contre la corruption, Le Petit Méridional et La Dépêche embrayent dans le même sens : « les juifs » accaparent les richesses, ils sont des « manieurs d’argent », des « rafleurs d’or » et font régner « la ploutocratie », écrivent leurs journalistes. « À la Chambre, à la Bourse », « c’est le duel entre les Francs et les Sémites, qui commence », assure Le Petit Méridional. Aux yeux des deux quotidiens radicaux qui ont adopté une rhétorique xénophobe au cours des années 1880, « la finance juive », nouvelle figure de l’étranger, tiendrait les rênes du pouvoir politique, financier et médiatique.
Quand La Libre Parole lance, à la même période, une campagne contre la présence d’officiers juifs dans l’armée, les deux journaux prennent la défense du capitaine juif Mayer tué par un activiste antisémite, Morès. Mais c’est pour distinguer le bon grain (Mayer) de l’ivraie (la race juive), vilipendant tout ce qui pourrait affaiblir l’armée et donc la nation. Lors de l’automne 1892, le scandale de Panama est présenté dans La Dépêche comme un complot international contre la République. L’ennemi, selon Arthur Huc, journaliste de La Dépêche, c’est « le baron de Rothschild », un « banquier cosmopolite » « qui a trois patries pour une : celle-ci à Paris, mais les deux autres à Londres et à Vienne », et dont l’influence met à mal « notre politique française ».
Pour celui qui est à partir de 1894 le co-directeur de La Dépêche, mais aussi un mentor de la mouvance radicale, puiser dans l’argumentaire antisémite devient une arme aussi légitime que de se lancer dans des diatribes anticléricales ou de s’appuyer sur une grille de lecture xénophobe. Même chose pour le journaliste Maurice Sarraut, qui prend alors la tête du bureau parisien du quotidien. Le Petit Méridional, ancré dans la franc-maçonnerie – elle-même visée par les attaques antisémites des conservateurs catholiques – et aux ambitions plus locales, s’en tient à un discours xénophobe, adoptant plus rarement sa variante antisémite.
Haro sur le « traître » Dreyfus
Dès l’annonce de l’arrestation du capitaine Dreyfus pour espionnage, début novembre 1894, les deux quotidiens méridionaux déploient un récit capable de susciter l’aversion des lecteurs, identifiés au « nous Français », envers « le traître ». C’est ce que l’historien Gérard Noiriel appelle le « fait-diversion ». Le 4 novembre, en page Une, La Dépêche publie un long portrait de l’officier juif sous le titre « Dreyfouss », germanisant son nom pour mettre en équivalence juif et allemand. « Il était de ces gens qui, de prime abord, sont antipathiques sans qu’on s’explique pourquoi. Son type juif très accentué, qui lui donnait l’air d’un étranger déguisé en officier français, était sans doute pour quelque chose dans cette aversion irraisonnée, mais que les faits ont malheureusement trop justifiée. » Les deux quotidiens véhiculent aussi des rumeurs sur les protections haut placées dont bénéficierait Dreyfus. « Il était le protégé de Reinach », accuse ainsi le député radical-socialiste Riu, à la Une du Petit Méridional. Le député Joseph Reinach, républicain modéré, juif, d’origine allemande, ayant des liens familiaux avec le baron Jacques de Reinach, l’un des acteurs de l’affaire de Panama, était alors l’une des cibles favorites du discours public antisémite.
Le 5 novembre, Le Petit Méridional, tout en se défendant d’être hostile aux « fils d’Israël », donne raison aux antisémites à propos de « ce Juif » qui a vendu « ce pays qui l’a fait citoyen », fournissant « des arguments spécieux aux accusations, trop souvent justifiées, qui s’accumulent contre les hommes de son sang ». Mais, par ailleurs, le journal montpelliérain s’en tient à sa rhétorique xénophobe, dénonçant la menace étrangère qu’incarne « le traître ».
A contrario, dans La Dépêche, Arthur Huc signe un éditorial affirmant que l’on peut être à la fois républicain et antisémite, avec trois arguments : la question juive est économique et sociale (et non religieuse) ; lui-même s’affirme raciste, en référence à la doctrine de l’inégalité des races défendue par Jules Ferry pour fonder le colonialisme au début de la IIIe République ; enfin, la menace juive, c’est celle de l’argent tout-puissant, du « culte du veau d’or », opposée au « nous aryens », « notre vieille civilisation, toute de politesse et de générosité ». Quant à Maurice Sarraut, il fait des reportages sur le procès et la dégradation de Dreyfus qui déshumanisent l’officier juif, nouvelle incarnation de Judas, tandis que les éditoriaux du député socialiste du Tarn, Jean Jaurès, collaborateur régulier du journal toulousain, dénoncent « la puissance juive », ennemi social et national qui protègerait le traître.
« Rome et Jérusalem » : un double péril pour la République ?
Les alertes lancées dans La Dépêche par deux leaders d’opinion radicaux, le sénateur et journaliste Arthur Ranc, en novembre, et le député du Cher et rédacteur en chef du Radical Henry Maret, fin décembre, qui réfutent les thèses antisémites, ne sont pas entendues. Le quotidien toulousain préfère dénoncer les « alliances dangereuses » du gouvernement modéré avec Rome et Jérusalem, ouvrant la voie à un discours xénophobe à la fois anticlérical et antisémite, sous la plume d’une figure républicaine, Allain-Targé. Et des attaques sont lancées contre les hommes politiques républicains modérés, un trésorier-payeur général, ou des financiers, le plus souvent désignés comme juifs allemands.
En mai 1895, après avoir assisté à un congrès socialiste dans la colonie algérienne, Jean Jaurès affirme dans La Dépêche que « contre l’usure juive, qui est aujourd’hui le vrai conquérant de l’Algérie, se faisait la réconciliation de l’Européen et de l’Arabe », « solution du problème social ». L’antisémitisme est, à ses yeux, le ferment d’un « véritable esprit révolutionnaire ». En France, juge-t-il aussi, « l’influence politique des juifs est énorme » et elle s’exerce « par la puissance de l’argent » : « Ils tiennent une grande partie de la presse, les grandes institutions financières, et quand ils n’ont pu agir sur les électeurs, ils agissent sur les élus. »
À l’automne 1897 et jusqu’en février 1898, quand émergent les soupçons d’erreur judiciaire concernant Dreyfus et la demande d’une révision de son procès, La Dépêche met toutes ses forces dans une campagne antisémite. Maurice Sarraut, prenant des allures de journaliste-justicier, enquête sur « le syndicat Dreyfus », selon lui, une organisation occulte tenue par des juifs, aux ressources financières immenses et secrètes, complice de l’ennemi allemand, ayant pour chef Joseph Reinach. Il dénonce « les bedides affaires » d’Alfred Dreyfus et de sa famille, l’accent germanique mettant en équivalence « juif » et « allemand ». Comme en 1894, Arthur Huc explique dans quelques éditoriaux pour quelles raisons son « antijuiverie » est raciste, tournée contre « la race juive », « ses habitudes rapaces », son « amour du lucre » et son « esprit de caste ».
Une hostilité toujours compatible avec celle que les radicaux vouent aux « cléricaux », selon Allain-Targé, qui vilipende en janvier 1898, dans le quotidien toulousain, le gouvernement Méline aux mains de « plusieurs puissances coalisées », « Rome et Jérusalem ». Il donne ainsi le « la » de la campagne pour les élections législatives de mai 1898, relayée par d’autres articles dans La Dépêche.
De son côté, Le Petit Méridional reproduit une série d’articles antisémites de la presse parisienne signés par Henri Rochefort, Edouard Drumont, etc., mais par ailleurs, s’en tient à une interprétation xénophobe de l’affaire Dreyfus, voyant dans la mobilisation en faveur du capitaine la main de l’Allemagne et de l’argent étranger. Cependant, en réponse à la lettre d’Emile Zola, J’accuse ! qui met en cause l’état-major de l’armée, Le Petit Méridional met, lui aussi, en équivalence le « syndicat Dreyfus » et « la bande noire », double péril juif et clérical qui menacerait le « nous » national, dans un éditorial présenté comme la lettre d’un « paysan », légitimant l’opinion des journalistes comme l’expression du bon sens populaire. Le quotidien montpelliérain et son rival toulousain s’en prennent aussi, avec plus de virulence, aux juifs dans la colonie algérienne, jugés responsables de tous les maux, y compris des violences antisémites.
Mais, toujours en 1898, se produit un tournant. Ranc, Clemenceau, puis Jaurès et bien d’autres dénoncent l’erreur judiciaire dont est victime Dreyfus. En février et mars 1898, Le Petit Méridional commence à publier des articles de grandes plumes républicaines et socialistes réfutant l’antisémitisme. Surtout, à partir de septembre 1898 et en 1899, face aux révélations sur l’affaire Dreyfus et à la menace politique grandissante que représentent les nationalistes antisémites, que Clemenceau désigne comme leur ennemi de toujours, « les cléricaux » alliés à une élite militaire, les deux quotidiens se rangent sous l’étendard de l’union républicaine associant modérés et radicaux. Dès lors, les deux organes radicaux de Toulouse et Montpellier renoncent au discours antisémite.
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OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Solange De Freminville (18 novembre 2024). La presse radicale et l’affaire Dreyfus : un discours public antisémite ? Mondes Sociaux. Consulté le 8 décembre 2024 à l’adresse https://doi.org/10.58079/12p99
