À la recherche d’une cinéphilie féminine : les années 1950 de Cinémonde
Quel est le public ordinaire du cinéma en France ? Le courrier des lecteurs des périodiques populaires permet d’avoir accès aux réactions du public au moment de la sortie des films en salles, à l’époque où c’est le seul moyen de diffusion du cinéma. Les correspondant·es écrivent sous un pseudonyme genré, ce qui permet de comparer les réactions des publics masculin et féminin.
Cinémonde est le magazine de cinéma le plus diffusé après-guerre : créé à la fin des années 1920 – il disparaîtra au tournant des années 1970 –, il propose des articles sur les acteur·ices, sur les tournages, des films racontés, le tout richement illustré, à quoi s’ajoute une rubrique régulière de courriers des lecteurs intitulée « Potinons » où la rédaction répond sous le pseudonyme de Jean Talky aux questions des lecteur·ices sur les acteur·ices et sur les films, et où sont favorisés les échanges entre courriéristes, majoritairement féminines.
De 1946 à la fin des années 1960, on observe l’émergence d’une cinéphilie qui ne s’exprime plus seulement par des questions, mais par des commentaires sur les acteur·ices favori·tes, sur les films, et par des échanges souvent polémiques
entre courriéristes. Se dessine ainsi une communauté genrée où les correspondantes, le plus souvent jeunes, préfèrent les « vedettes » françaises, les films à costumes et les mélodrames, alors que les correspondants préfèrent les stars hollywoodiennes, ses policiers et ses films de guerre ou d’aventures.
- Sellier G., 2023, Le cinéma des midinettes. Cinémonde, ses « potineuses » et ses « potineurs » 1946-1967, Presses Universitaires du Midi, Toulouse.
Geneviève Sellier est professeure émérite, membre du laboratoire ARTES, Université Bordeaux Montaigne : sellier.g@wanadoo.fr
- La publication de cet article s’inscrit dans le cadre d’un partenariat avec les Presses Universitaires du Midi (PUM).
Les fans féminines des chanteurs de charme
Parmi les films les plus appréciés du public féminin populaire, on trouve des véhicules pour les chanteurs de charme comme Tino Rossi, Luis Mariano et Georges Guétary, autour d’histoires d’amour et de refrains à succès. Luis Mariano
aura dans Cinémonde sa propre rubrique hebdomadaire de courrier des lectrices de 1947 à 1956, où il joue auprès de ses admiratrices le rôle d’un grand frère qui prodigue des conseils professionnels et personnels.
Cette passion collective, entretenue par des clubs de fans exclusivement féminines, construit la figure imaginaire d’un homme entièrement consacré à l’amour, dont la voix de rossignol dessine une masculinité non menaçante, par contraste avec la société d’après-guerre violemment secouée par des conflits aussi bien publics que privés, et par une reprise en mains par un patriarcat revanchard.
Jean Marais, la star masculine préférée des lectrices de Cinémonde
L’acteur masculin le plus souvent mentionné dans la rubrique au cours de la première décennie de l’après-guerre est Jean Marais, mais quasi exclusivement par des correspondantes. Son homosexualité, pourtant de notoriété publique dans les milieux artistiques, semble ignorée des lectrices de Cinémonde, qui voient en lui l’incarnation d’une masculinité idéale, à travers des films (mélo)dramatiques qui racontent souvent la rédemption d’un « macho » grâce à l’amour d’une femme.
Sa beauté sculpturale, son célibat officiel, son élégance, sa gentillesse « à la ville » dont l’hebdomadaire fait complaisamment la chronique, nourrit le culte dont Jean Marais fait l’objet parmi les correspondantes, avant de devenir dès la fin des années 1950 le héros de films d’aventures auprès d’un public familial qui le propulsera au sommet du box-office.
Michèle Morgan, une star controversée
La star féminine la plus souvent mentionnée jusqu’au milieu de la décennie 1950, est Michèle Morgan, qui a fait des débuts fulgurants à la fin des années 1930, et a retrouvé le succès à son retour en France en 1946 après son exil hollywoodien
pendant la guerre. Les commentaires sur elle se partagent équitablement entre « potineurs » et « potineuses », mais son image donne lieu à des controverses au fur et à mesure que sa beauté éthérée se trouve associée non plus à des figures
de rebelle mais à des personnages de bourgeoise, ce qui l’éloigne du public jeune, majoritaire dans le lectorat de Cinémonde. Elle sera balayée par la « bombe sexuelle » Brigitte Bardot dès 1956.
Itinéraires de potineuses
L’adoption par chaque courriériste d’un pseudonyme permet de suivre le parcours des plus assidu·es au cours de la décennie 1950.
« Émaux et camées », pseudonyme en hommage à Théophile Gauthier, gage
d’une culture scolaire, correspond à une mère de famille sans profession, résidant en proche banlieue, qui se distingue par son admiration pour Daniel Gélin, acteur à l’image sulfureuse, associé au milieu existentialiste, qu’elle défend pour l’intelligence de son jeu, en l’opposant à la beauté conventionnelle d’un jeune premier. Ce faisant, elle se distingue elle-même du public populaire, adulateur des stars.
« Don Quichotte » est une jeune employée qui vit encore dans sa famille et choisit d’abord ce pseudonyme par amour pour Luis Mariano, avant d’abandonner le chanteur de charme pour admirer des stars hollywoodiennes,
Tyrone Power et Clark Gable, qu’elle associe à des personnages antiracistes. Le cinéma devient pour elle une leçon de vie. Elle abandonnera la rubrique pour protester contre la place prise par des cinéphiles masculins aussi érudits
qu’arrogants.
« Tessa » qui écrit à partir de 1956, appartient à la nouvelle génération des lycéennes-étudiantes cinéphiles formées par les ciné-clubs ; elle s’identifie à telle ou telle actrice comme à un modèle féminin, et son érudition est essentiellement
tournée vers le cinéma hollywoodien. Elle se distingue du public populaire par son refus de confondre acteur et personnage, comme l’hebdomadaire le fait constamment.
Ces trois « potineuses » de générations différentes illustrent la diversité des
formes de cinéphilie dans un public féminin des classes moyenne et populaire.
La prise de pouvoir progressive des potineurs
Les correspondants sont très minoritaires jusqu’au milieu des années 1950. Ils vont s’imposer progressivement, sans doute parce que leur érudition impressionne la rédaction de Cinémonde, jusqu’à évincer la plupart des correspondantes régulières de la rubrique.
Le correspondant le plus ancien, « José le caravanier », est un appelé qui passe deux ans sous les drapeaux en Algérie de 1957 à 1959 ; d’un machisme revendiqué, il s’identifie aux figures de séducteur et aime les actrices au sex- appeal affirmé, comme Martine Carol ; volontiers polémique vis-à-vis des autres courriéristes, il accueille avec enthousiasme la Nouvelle Vague en s’identifiant aux personnages masculins des premiers films de Chabrol.
À la fin de la décennie, deux correspondants vont s’imposer par leur érudition et leur assurance. « Magie du cinéma » propose dès sa première intervention en 1956, un jugement sévère sur Greta Garbo cité dans toute sa longueur, et exprime un franc mépris pour les chanteurs de charme et leurs fans féminines. Il argumente longuement sur ses préférences féminines (Grace Kelly puis Maria Schell).
Mais c’est un débat sur un film de guerre, Le Bal des maudits (Dmytryk 1954), qui va asseoir définitivement la suprématie masculine dans la rubrique : l’analyse de « Magie » et celle de « Passionné de cinéma », l’autre correspondant vedette, vont occuper l’essentiel des colonnes à la fin de l’année 1958, en en modifiant sensiblement le ton : l’expression des émotions personnelles et la réception des films comme des leçons de vie chez les correspondantes, laissent la place à une cinéphilie érudite et distanciée, typique des revues cinéphiliques exclusivement rédigées par des hommes (Cahiers du cinéma et Positif) qui s’imposent au cours des années 1950.
Les préférences des courriéristes en matière de film, de genre et d’acteur·ice
L’analyse de la rubrique en 1956 montre que les goûts des courriéristes de Cinémonde sont sensiblement différents de ceux du grand public mesuré par le nombre d’entrées des films.
La comédie et ses stars masculines (Fernandel, Bourvil), les plus populaires au box-office, sont quasiment absentes dans « Potinons », ainsi que les films d’aventures hollywoodiens. En revanche, les films à costumes et les drames psychologiques français ont la faveur de courriéristes. Du côté des acteurs, ce sont des « hommes féminins », Jean Marais, Jean-Claude Pascal, Luis Mariano, qui sont cités le plus souvent, alors que les patriarches (Gabin) sont relégués dans les dernières places. Brigitte Bardot qui commence à peine sa carrière est déjà la plus citée dans le courrier, en tant qu’objet sexuel pour les garçons et comme figure d’émancipation pour les filles.
Si le film le plus commenté, Les Grandes Manœuvres (René Clair, 1955), est aussi le 4e au box-office et le lauréat des Victoires du cinéma (ancêtre des Césars) décernées par référendum auprès du public et des exploitants, les courriéristes, à part égale en termes de genre, sont très partagé·es sur le film et ses deux stars, Michèle Morgan et Gérard Philipe, alors que la rédaction est dithyrambique.
En revanche, Les Mauvaises Fréquentations (Alexandre Astruc, 1955), au succès beaucoup plus modeste, qui aborde le sujet tabou de l’avortement (interdit jusqu’en 1975), est commenté par une dizaine de correspondantes en empathie avec l’héroïne dont le film raconte le parcours d’émancipation semé de « mauvaises rencontres » masculines, sans susciter aucune réaction négative au fait que l’héroïne s’est fait avorter.
« Potinons » se révèle ainsi un observatoire privilégié de l’état des mentalités de la jeunesse populaire féminine dans les années 1950.
Les spécificités de la cinéphilie féminine
Grâce à des citations souvent longues des correspondantes régulières, on peut repérer des constantes dans cette cinéphilie féminine des années d’après-guerre.
Elena et les hommes (Jean Renoir, 1956) occasionne un débat passionné autour des performances de Jean Marais et d’Ingrid Bergman, tous deux à contre-emploi. La carrière de Bergman est commentée par certaines correspondantes comme une leçon de vie, s’élevant contre les critiques misogynes de correspondants.
Contrairement à la réputation « intellectuelle » d’Hiroshima mon amour (Duras-Resnais, 1959), le film enthousiasme la rédaction de Cinémonde et les correspondantes qui en parlent avec une émotion qui n’empêche pas une admiration pour la performance d’Emmanuelle Riva et une conscience aigüe des innovations formelles du film. Les correspondants l’admirent également comme une œuvre d’art moderne, mais sans s’impliquer personnellement.
La Nouvelle Vague, des films de jeunes pour les jeunes
L’émergence de la Nouvelle Vague au tournant des années 1960 est d’abord perçue par la rédaction et par les courriéristes de Cinémonde comme un renouvellement générationnel qui permet au public jeune de s’identifier aux personnages et à une nouvelle génération de jeunes acteur·ices. Les réactions sont passionnées : les courriéristes favorables se réjouissent de voir enfin sur les écrans des jeunes qui leur ressemblent ; les courriéristes hostiles s’indignent du cynisme des personnages (en particulier chez Chabrol et Godard) et de la vulgarité des comportements, mais aussi de la médiocrité des intrigues, des dialogues et du laisser-aller des acteur·ices.
Les deux films qui suscitent les commentaires les plus enthousiastes des correspondantes, sont écrits par une femme et proposent un personnage féminin sujet de son histoire : Les Amants (Louis Malle, 1958) écrit par Louise de Vilmorin, et Hiroshima mon amour (Resnais, 1959) écrit par Marguerite Duras.
C’est l’expression poétiquement intense du désir et du plaisir féminin dont les « potineuses » saluent la nouveauté.
Inversion genrée des courriéristes au cours des années 1960
Le développement d’une cinéphilie savante à travers les ciné-clubs et les revues se marque aussi dans le courrier des lecteurs de Cinémonde par l’hégémonie progressive d’un discours érudit et distancié, majoritairement masculin. Les correspondantes cessent peu à peu d’écrire, non sans protester contre le changement de ton de la rubrique.
Dans le même temps, les ventes de l’hebdomadaire chutent au fur et à mesure que s’impose chez les jeunes la culture « yé-yé » relayée par Salut les copains (émission de radio et magazine). Le cinéma n’est plus le loisir favori de la jeunesse.
L’importance accordée par la rédaction de Cinémonde à son courrier des lecteurs amènera la création d’une véritable communauté virtuelle de cinéphiles, en particulier pour une génération de filles et de jeunes femmes des classes moyenne et populaire, pour qui le cinéma est à la fois un loisir et un moyen d’expression des affects dans une société encore peu mixte et marquée par un double standard genré répressif. Ces échanges qui se caractérisent par l’articulation entre questions éthiques et esthétiques, vont bientôt cesser. Malgré l’accès grandissant des filles à l’enseignement secondaire et supérieur, l’écriture cinéphilique restera encore longtemps une prérogative masculine, comme on le voit encore aujourd’hui sur les forums des sites de cinéma.
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Geneviève Sellier (16 décembre 2024). À la recherche d’une cinéphilie féminine : les années 1950 de Cinémonde. Mondes Sociaux. Consulté le 22 janvier 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/12xm2
