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Les university women: une révolution discrète en science dans l’entre-deux-guerres

Pendant des siècles, la rationalité et l’innovation ont été perçues comme des attributs masculins, reléguant les femmes aux marges des sciences. Pourtant, dans l’entre-deux-guerres, des femmes diplômées, réunies au sein d’organisations internationales, ont brisé ces stéréotypes. À travers des réseaux solidaires et des initiatives novatrices, elles ont affirmé leur place dans un univers dominé par les hommes et redéfini les contours de l’excellence scientifique.

L’entre-deux-guerres marque une période charnière où des femmes diplômées des universités, les universitywomen, s’organisent pour contester les idées reçues et revendiquer leur légitimité dans le champ scientifique. En affrontant des obstacles profondément enracinés dans les structures universitaires et sociales, ces pionnières ont remis en question les normes établies et redéfini les contours de la science et de la recherche académique. Quels défis ont-elles dû relever pour se faire entendre dans un domaine encore largement dominé par les hommes ? Quels moyens ont-elles inventés pour transformer les pratiques scientifiques et affirmer durablement la présence des femmes dans ce milieu ?


  • Cabanel A., 2025, Femmes de sciences : le mouvement des university women dans l’entre-deux-guerres, Rennes : Presses universitaires de Rennes

    Anna Cabanel est membre du groupe de recherche Cultural History since 1750 de l’université KU Leuven (Belgique) : anna.cabanel@kuleuven.be.


Les university women : des pionnières méconnues

Aux lendemains de la Première Guerre mondiale, dans un contexte de reconstruction et de quête de coopération internationale, un groupe de femmes diplômées d’universités britanniques et américaines décide de s’unir. Issues de disciplines variées telles que les sciences exactes, naturelles, sociales, humaines, ainsi que la littérature et la linguistique, elles participent activement à ce nouvel élan international en portant leurs revendications. Ces pionnières, menées notamment par Virginia Gildersleeve et Caroline Spurgeon, fondent en 1920 l’International Federation of University Women(en français : Fédération internationale des femmes diplômées des universités ou FIFDU), lors d’un congrès historique à Londres. Cet événement réunit des représentantes de pas moins de 12 pays : le Canada, l’Inde, l’Australie, l’Afrique du Sud, la France, l’Italie, la Belgique, les Pays-Bas, la Tchécoslovaquie, ainsi que les trois pays scandinaves—la Norvège, la Suède et le Danemark. 

Leur objectif est clair : créer un réseau mondial pour soutenir les femmes dans leurs carrières universitaires et scientifiques. C’est une révolution discrète, mais ambitieuse : faire entendre leur voix dans un monde encore largement dominé par les hommes. Ce projet s’inscrit dans une période marquée par l’essor des mouvements féminins internationaux et les idéaux de la Société des Nations, qui prône la coopération et la paix par le dialogue intellectuel.

Dès sa création, la FIFDU se fixe trois priorités fondamentales : être internationaliste, défendre l’accès des femmes aux études supérieures, et encourager la participation des femmes à la production de savoirs scientifiques, tout en revendiquant la reconnaissance de leurs contributions. Cette dernière facette est peut-être la plus méconnue. Pourtant, dans l’entre-deux-guerres, les university women mènent des politiques scientifiques ambitieuses, faisant de la FIFDU une actrice encore méconnue, mais essentielle, dans l’histoire des sciences.

Des femmes scientifiques face aux défis systémiques

Dans l’entre-deux-guerres, les femmes aspirant à une carrière scientifique faisaient face à des défis multiples et systémiques. Le monde académique et scientifique restait profondément marqué par des normes et des préjugés qui limitaient leur accès aux ressources, aux postes prestigieux et à la reconnaissance. Margaret Rossiter, historienne renommée de l’histoire des femmes scientifiques, qualifie ce type de discriminations de « verticale » ou « hiérarchique » pour décrire l’accumulation des obstacles rencontrés par les femmes (ou autres groupes marginalisés) à mesure qu’elles essaient de gravir les échelons hiérarchiques.

Systémique : Le terme « systémique » désigne des obstacles qui ne sont pas isolés, mais enracinés dans les structures sociales, culturelles et institutionnelles. Dans ce contexte, il souligne que les défis rencontrés par les femmes scientifiques dans l’entre-deux-guerres résultaient de normes et pratiques globales maintenant des inégalités.

La marginalisation des femmes reposait également sur d’autres mécanismes complexes. Ainsi, les stéréotypes de genre cantonnaient les femmes à des disciplines jugées plus compatibles avec les rôles qui leur étaient traditionnellement attribués, et de fait moins valorisées, telles que la pédagogie, l’économie domestique ou la biologie, ce que Rossiter identifie comme des discriminations « horizontales ».

Au-delà de ces formes de ségrégations, les femmes étaient confrontées à des discriminations plus subtiles : les critères de prestige et d’excellence scientifique, par exemple, loin d’être neutres et objectifs, privilégiaient un idéal masculin, bourgeois et souvent européen, excluant toutes celles et ceux qui ne correspondaient pas à ce modèle. Cette dynamique explique en grande partie la sous-représentation des femmes parmi les bénéficiaires de financements prestigieux, tels que les bourses de recherche de la fondation Rockefeller. Or, l’attribution de ces subventions représente un jalon clé dans la construction des carrières et de la reconnaissance scientifique : elles offrent non seulement des ressources matérielles cruciales, mais aussi un fort capital symbolique, fonctionnant comme gage d’excellence et de prestige pour leurs récipiendaires.

Excellence scientifique : ce concept désigne les critères utilisés pour évaluer la qualité et la valeur des travaux scientifiques. Bien qu’elle soit souvent présentée comme neutre et universelle, l’excellence est en réalité une construction sociale influencée par des normes implicites. Ces critères valorisent ainsi des trajectoires universitaires perçues comme idéales, intégrant des notions telles que la mobilité internationale ou l’engagement total, qui peuvent exclure ou désavantager des groupes spécifiques de personnes.

Des bourses de recherche pour briser les inégalités

Face à l’absence d’opportunités égales pour les femmes scientifiques, la FIFDU a mis en place un programme de bourses de recherche spécifiquement destiné aux femmes, dès 1924. Les bourses permettaient aux bénéficiaires de séjourner dans des institutions étrangères, de tisser des réseaux internationaux, et de développer des projets d’envergure, renforçant ainsi leur légitimité dans le monde scientifique.

Ce programme n’était pas seulement un outil de soutien matériel, mais servait aussi une cause plus vaste : montrer que les femmes, lorsqu’elles avaient accès aux mêmes opportunités, pouvaient réaliser un travail de qualité et rivaliser avec leurs homologues masculins. Le but est de permettre aux femmes de produire, comme l’écrivait la fondatrice américaine, Virginia Gildersleeve en 1926, « des travaux pour lesquels aucune justification ou explication n’est nécessaire, des travaux dont le monde puisse dire non pas que c’est excellent pour une femme », mais tout simplement « que c’est excellent ! ». Cette ambition traduisait la volonté de redéfinir les critères mêmes de l’excellence scientifique, en s’émancipant des biais genrés qui les limitaient.

Malgré un nombre limité de bourses décernées (48, le programme de bourses étant financé par les membres de la FIFDU), de nombreuses lauréates ont réussi à faire leur place dans les mondes scientifique et universitaire, en devenant, à l’instar de Margaret Mes ou d’Erzsébet Kol, les premières femmes professeures d’université, respectivement en Afrique du Sud (1944), et en Hongrie (1940).
 

L’entre-soi féminin comme stratégie scientifique

Les fondatrices de la FIFDU ont fait le choix conscient de créer une organisation exclusivement féminine, non par volonté de communautarisme, mais pour offrir aux femmes un espace de visibilité et de reconnaissance dans un monde scientifique dominé par les hommes. Ce choix visait à leur permettre d’accéder à des rôles et des espaces qui leur étaient généralement fermés, leur offrir une tribune pour s’exprimer librement, échanger des idées et développer des projets communs. Dans un monde académique où elles étaient souvent reléguées à la périphérie des discussions et des activités scientifiques, cet espace devenait une nécessité pour permettre aux femmes scientifiques d’être entendues et visibles.

Les congrès de la FIFDU, véritables rassemblements de femmes universitaires de nombreuses nations, ont permis à celles-ci de se rencontrer, de partager leurs expériences et de bâtir des réseaux professionnels transnationaux. Le congrès de 1932 à Édimbourg illustre parfaitement cette dynamique : un journal écossais titrait à l’occasion de cet événement : « 500 women – All talking! Congress where everyone will speak » (en français : « 500 femmes – et toutes s’expriment ! Un congrès où tout le monde aura la parole »).

Les congrès n’étaient pas seulement des moments de rencontre, mais des symboles de résistance. En réunissant un grand nombre de femmes scientifiques dans un cadre formel, ils ont permis de démontrer que les femmes avaient leur place dans la science, tant dans la pratique que dans les discussions qui façonnent les savoirs. Ces rassemblements ont permis de surmonter l’isolement des femmes dans un univers dominé par des normes masculines, en leur offrant une tribune pour s’affirmer, revendiquer leur place et renforcer leur influence.

Déconstruire le mythe scientifique : l’héritage critique des university women

L’existence d’un espace propre ne répondait pas seulement à un besoin pratique ou social. Elle permettait également aux university women de développer une réflexion critique sur la science elle-même. En étant marginalisées des institutions dominantes, elles étaient en mesure d’observer comment celles-ci fonctionnaient et d’en analyser les dynamiques de pouvoir. Cette position « en marge » leur offrait une perspective unique pour repenser les normes scientifiques et promouvoir une science plus inclusive. Elles ont ainsi été des pionnières dans la déconstruction du mythe de la science en contribuant à démontrer que loin d’être neutre et objectif, le champ scientifique est un espace social traversé par des rapports de pouvoir, des biais et des dynamiques de genre.

Cette analyse, avant-gardiste pour son époque, anticipe les approches développées plus tard dans les Science Studies, un domaine de recherche interdisciplinaire qui examine les sciences comme des constructions sociales. Par exemple, elles ont mis en lumière le phénomène de la « mortalité maritale », où les femmes mariées abandonnaient leur carrière scientifique non pas par manque de compétence, mais sous la pression des conventions sociales de leur époque. Ce constat révélait comment des critères apparemment neutres, comme l’exigence de disponibilité totale, excluaient de fait les femmes de la recherche universitaire.

Loin de se limiter à leurs contributions scientifiques, les university women ont ouvert la voie à une remise en question des normes scientifiques elles-mêmes. En posant les bases d’une interrogation sur la construction culturelle et sociale des savoirs, elles ont initié une réflexion qui reste essentielle aujourd’hui, à l’heure où les questions d’égalité et de diversité dans les sciences demeurent des enjeux cruciaux. Leur héritage critique résonne encore, nous invitant à repenser les notions d’excellence et d’inclusion dans le monde académique.

Inspirer les générations futures : des modèles au féminin

L’histoire des sciences a longtemps célébré les grands hommes, reléguant les contributions des femmes dans l’ombre. Pourtant, offrir des modèles féminins est essentiel pour inspirer les jeunes filles à se projeter dans des carrières scientifiques. Aujourd’hui, un renouveau de la littérature jeunesse met en lumière des femmes scientifiques oubliées, rendant leurs parcours accessibles et inspirants. Ces récits visent à montrer qu’elles aussi ont leur place dans les laboratoires, les universités et les grandes découvertes.

Le travail de la FIFDU dépasse les réalisations individuelles : elle visait à créer une génération de femmes scientifiques capables d’inspirer les suivantes. Les présidentes et les boursières contribuent à nourrir ce vivier de modèles de scientifiques déclinés au féminin provenant de différentes disciplines et divers contextes géographiques. Aujourd’hui encore, leur vision résonne, rappelant que la visibilité des modèles féminins reste une clé pour ouvrir la voie aux jeunes filles dans les disciplines scientifiques.


  • Rossiter M., 1982, Women Scientists in America: Struggles and Strategies to 1940, Baltimore: Johns Hopkins University Press.

  • Cabanel A., 2021, Sur les glaciers en fleurs. Erszébet Kol (1897-1980), botaniste et exploratrice hongroise, Paris : Editions Ampelos.

  • Bourdieu, P. 1976, « Le champ scientifique », Actes de la recherche en Sciences Sociales, vol 2, no. 2/3 : 88-104.

  • Herschberg C., Y. Benschop, and M. Van den Brik. 2015, « Gender Practices in the Construction of Excellence », Trento: Université de Trento.


Illustration d’Adèle Huguet pour Mondes Sociaux : licence CC BY-NC-ND
Pour découvrir ses dessins, https://adelehuguet.wordpress.com/
 
Crédits images :

OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Anna Cabanel (10 février 2025). Les university women: une révolution discrète en science dans l’entre-deux-guerres. Mondes Sociaux. Consulté le 19 avril 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/13ad1


Anna Cabanel

Anna Cabanel est membre du groupe de recherche Cultural History since 1750 de l’université KU Leuven (Belgique) : anna.cabanel@kuleuven.be

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