L’université de Toulouse et ses premières universitaires (1912-1955)
Si on tolère les femmes comme étudiantes dans les amphithéâtres dès la fin du xixe siècle, il n’en va pas de même pour les enseignantes, qui non seulement arrivent plus tard mais demeurent peu nombreuses dans les facultés françaises. Qu’en est-il à Toulouse ? Comment les femmes parviennent-elles à intégrer les différentes facultés ?Est-ce par leur ouverture, par un effet de système ou par la pression des évènements extérieurs ?
L’Université de Toulouse, créée au Moyen Âge, refondée en 1806-1808 dans le cadre de l’Université impériale avec cinq facultés (droit, lettres, sciences, théologie catholique et théologie protestante). bénéficie du vaste mouvement de modernisation impulsé par les réformateurs de la Troisième République. En 1891, elle récupère sa faculté de médecine et en 1896 redevient « l’Université de Toulouse ». Ce mouvement de modernisation va-t-il jusqu’à inclure des femmes dans les différentes catégories de personnel (aides, assistants, chefs des travaux, professeurs sans chaire, à titre personnel ou titulaires de chaire) à une époque, avant la loi Faure de 1968, où la gouvernance des facultés ne relève, en interne, que des professeurs ? Toulouse a effectivement une première titulaire de chaire, Marthe Condat, en 1932. Mais, elle reste la seule pendant très longtemps.
-
Barrera C. (dir.), 2020, Histoire de l’université de Toulouse, t. 3, Editions Midi-Pyrénéennes, Portet-sur-Garonne.
Caroline Barrera est membre du Laboratoire Framespa, maîtresse de conférences à l’Institut national universitaire Champollion : caroline.barrera@univ-jfc.fr
La faculté des lettres et ses enseignantes en langues
En lettres, les femmes sont présentes depuis le début des années 1920, cantonnées dans trois statuts : celui de secrétaire-enseignante à l’institut normal d’études françaises (INEF, ancêtre du département de français langue étrangère), celui de lectrice de langue étrangère et celui des professeures agrégées du secondaire qui arrivent à la Libération. S’il était fréquent, depuis le xixe siècle, que les professeurs agrégés des lycées assurent des cours à la faculté, il n’en allait pas de même pour les femmes. Ce n’est qu’à la Libération que ce verrou saute quand Émilienne Demougeot (1910-1944), alors professeure agrégée d’histoire, remplace au pied levé William Seston en histoire ancienne. Il est probable que les liens qu’elle avait noués dans la Résistance avec le doyen Paul Dottin aient facilité ce recrutement. Elle est suivie par Mme Rives, docteure et professeure au collège de Cahors en anglais et par Simone Runacher, agrégée d’allemand. Émilienne Demougeot est donc une exception puisqu’elle n’intervient pas en langues vivantes comme c’est le cas depuis 1920. À l’exception des deux secrétaires-enseignantes de l’INEF, aucune de ces premières enseignantes ne reste à la faculté. La première assistante, Françoise Fabre-Luce, épouse Auriault de Gruson, n’arrive qu’à la rentrée 1956. Agrégée de philosophie, elle préfère retourner dans le secondaire.
Le bilan numérique est donc très faible et le cantonnement dans les langues patent, alors qu’ailleurs on trouve des universitaires femmes qui occupent des positions plus élevées : Léonie Villard, maîtresse de conférences à Grenoble (1921) puis professeure d’anglais à Lyon, Marcelle Ehrhard, professeure à Lyon (1939), Geneviève Bianquis, maîtresse de conférences à Dijon (1930), etc. Dans un contexte national très peu ouvert aux enseignantes, la faculté toulousaine s’affiche donc parmi les plus fermées.
L’intégration mitigée des femmes à la faculté des sciences
À la faculté des sciences, l’intégration des femmes est meilleure mais très mitigée.C’est la Première Guerre mondiale qui, avec la nécessité de remplacer les enseignants mobilisés, permet à un modeste contingent féminin d’arriver, souvent temporairement comme pour Mlles Bois et Caroni, chargées d’exercices en mathématiques. Après-guerre, celles qui arrivent à obtenir un poste fixe le quittent, souvent pour des raisons familiales. Mais on assiste aussi à l’éclosion de carrières durables, comme dans le cas de Berthe Aggéry (1892-1968) et de Marguerite Cabanac (1894- ?). Cependant, bien que docteures et très actives, elles restent cantonnées dans le statut d’assistantes. Leur perception d’elles-mêmes et, surtout, leur fin de carrière sont très différentes. Berthe Aggéry est ainsi inscrite sur la liste d’aptitude des maîtres de conférences dès 1937, tandis que Marguerite Cabanac ne l’est qu’en 1952. Elle s’en explique en 1956, à l’occasion d’une candidature, en mettant en avant le poids écrasant de ses responsabilités pédagogiques qui ont retardé ses travaux scientifiques.Berthe Aggéry est mise à la retraite d’office à la Libération pour collaboration et Marguerite Cabanac parvient in extremis à évoluer dans sa carrière.
Avec la Deuxième Guerre mondiale, on assiste à deux phénomènes. Le premier est celui des épouses d’universitaires qui remplacent leur mari mobilisé au pied levé. C’est le cas de Louise Nouvel (née Van Rysselberge), docteure ès sciences, boursière CNRS attachée à l’un des laboratoires de la faculté qui supplée son époux, Henri, ou d’Yvonne Trochain (née Marquès), licenciée ès sciences, qui intervient en botanique. Le deuxième phénomène concerne le gonflement de la catégorie des assistantes. Beaucoup repartent rapidement, comme en 1918, mais quelques-unes restent, comme Yvette de Ferré (1915-2003) et Jeanne Berducou (1912-2008).
La période de l’après-guerre est celle où les femmes de la faculté des sciences commencent à sortir du statut d’assistante. Marguerite Cabanac parvient enfin à être nommée cheffe des travaux en 1949, maîtresse de conférences adjointe en 1954 (titre honorifique) et maîtresse de conférences en 1958. Si elle a acquis de la reconnaissance à l’extérieur de l’Université de Toulouse comme résistante, comme membre du CNRS et comme chevalière de la Légion d’honneur, sa promotion a du mal à être acceptée en interne par le doyen Durand ou par le Pr Gallais, tandis que la majorité des membres de l’Assemblée de la faculté et notamment les chimistes (Bedos, Cathala, Triché, Lesbre, Mignonac) y sont favorables. Contrairement à Marguerite Cabanac, Yvette de Ferré accède rapidement à la chefferie des travaux de botanique, dès 1948. Elle est maîtresse de conférences en 1954, professeure sans chaire en 1958, professeure à titre personnel en 1960 et professeure des Universités en 1979-1980. Elle n’obtient donc pas de chaire avant la loi Faure de 1968. Jeanne Berducou devient, elle, professeure sans chaire en 1961. Ingénieure de l’institut agricole de Toulouse, licenciée ès sciences (1939), elle reste assistante de 1940 à 1955, date à laquelle elle devient cheffe des travaux. En 1956, elle soutient son doctorat. Elle explique le temps qu’il lui a fallu pour l’obtenir par ses lourdes charges pédagogiques et par l’absence de moyens matériels pour mener ses propres travaux dans le laboratoire de pathologie végétale. Elle n’y parvient que grâce au directeur de recherches du CNRS Nystériakis qui a mis les ressources de son laboratoire à sa disposition. Elle bénéficie enfin de la création d’un poste de maître de conférences à l’ENSAT en janvier 1959 et devient professeure sans chaire en 1961, après six demandes. Ce titre n’a pas de répercussion financière, son titulaire restant attaché à son groupe antérieur. Elle le reste jusqu’en 1980 et n’atteint pas les échelons supérieurs du professorat à titre personnel et de la titularisation dans une chaire, ces deux derniers statuts étant identiques en matière de droits et d’obligations.
Comme pour les lettres, on remarque que dans d’autres facultés des sciences, les femmes occupent des positions plus élevées, à Paris mais aussi en province, où Marie-Louise Jacotin est ainsi chargée de cours de mathématiques à la faculté de Rennes (1938), maîtresse de conférences à Lyon (1939), puis professeure de calcul différentiel et intégral à Poitiers (1943).
Marthe Condat, la première titulaire de chaire de Toulouse
La plus ouverte des facultés toulousaines est celle de médecine puisqu’on y trouve des femmes dès 1912 avec la Dr Juliette Fache qui reste cependant assistante jusqu’en 1956. Le travail mené dans le cadre de la base de données « Femmes de Sciences d’Occitanie » a permis d’exhumer nombre de ces femmes aides, assistantes, voire cheffes de clinique (1929) présentes avant et après 1918.
Comment expliquer cette antériorité ? On peut avancer l’hypothèse que le rapport aux femmes des médecins est différent de celui de leurs collègues des autres facultés. Leur environnement de travail est, en effet, rempli de femmes (infirmières, sages-femmes et de plus en plus de médecins). D’autre part, en tant que médecins, ils ont des femmes comme patientes et ont donc une connaissance et une proximité particulière avec l’autre sexe.
Qu’en est-il de leur position hiérarchique ? La faculté de médecine de Toulouse accueille en 1923 la première agrégée de France qui devient, en 1932, la première titulaire d’une chaire universitaire à Toulouse, Marthe Condat. Celle-ci a fait un choix stratégique, celui de passer l’agrégation de médecine, préalable impératif pour briguer une chaire universitaire médicale. Et de fait, une fois agrégée, elle suit la carrière des agrégés, devenant professeure, au détriment d’un candidat masculin. Mais, contrairement à ses collègues masculins, elle n’est ni mariée, ni mère. Son exemple est suivi à l’échelle nationale.
Cette existence de l’agrégation suffit-elle ? Non.
Jeanne Boyer-Driot, la première enseignante de la faculté de droit
En droit, elle existe également depuis 1854 et dès 1926, deux candidates s’y présentent. La première à l’obtenir est Charlotte Béquignon-Lagarde en 1931. Elle est nommée à Rennes. Suzanne Basdevant-Bastid, devient, elle, la première femme titulaire d’une chaire à la faculté de droit de Lyon en 1933, puis à Paris en 1946. À Toulouse, rien de tel puisqu’il faut attendre 1970 pour que la faculté accueille sa première agrégée, Marie-Bernadette Bruguière, qui devient professeure en 1974.
Avant elle, il y a bien eu quelques femmes mais dans des statuts subalternes. La première enseignante s’appelle Jeanne Boyer-Driot (1906-1975). Elle arrive en 1941, quand il faut mettre en place les travaux pratiques. Docteure en droit, elle a déjà enseigné à la faculté de Montpellier. Mais son passage est bref, elle préfère devenir magistrate.
Il faudra ensuite attendre 1959 et la pression de la massification de l’enseignement supérieur pour voir arriver d’autres femmes. Elles sont recrutées comme assistantes, alors que les postes d’assistants « nouveau régime » existent depuis 1953. Parmi elles, on trouve Marie-Claude Alquier-Mermillod (1959), Odette Bèges-Loy (1959), Josette Branet (1963), Marie-Eve Roujou de Boubée (1963), Michèle Cabort (1963), Antoinette Gerriero (1964), Marie-Bernadette Bruguière (1966), Thérèse Guerre (1966).
L’inclusion des femmes dans l’université de Toulouse est donc au mieux laborieux, au pire inexistante ou quasiment et les facultés toulousaines ont des attitudes très différentes sur la question. On remarque aussi des différences entre disciplines au sein d’une même faculté. La progression hiérarchique des femmes ne se fait pas « par le bas » et si la mise en place d’une agrégation du supérieur est très efficace en santé, elle n’est pas infaillible pour contourner les réticences locales (comme en droit). Pour celles qui entrent par la petite porte, c’est souvent à l’occasion de pressions extérieures (guerres, réforme, mutation, et plus tard massification).
Au milieu des années 1950, seule Marthe Condat aura été titulaire de chaire. Thérèse Dulucq-Mathou (1900-1984) est professeure sans chaire et Lise Enjalbert (1916-2015) maîtresse de conférences-agrégée. Ce qui va changer les choses, c’est la massification, qui crée de nouveaux postes d’assistants et de maîtres-assistants. Mais avant 1968, si on regarde les catégories hiérarchiques traditionnelles(titulaires de chaire, professeur à titre personnel ou sans chaire, agrégés, maîtres de conférences), le bilan reste mince : la faculté de sciences a une professeure à titre personnel sur soixante professeurs titulaires ou à titre personnel (Yvette de Ferré en sciences biologiques) et trois professeurs sans chaire (Jeanne Berducou, Geneviève Brunel-Capelle, Nicole Lecal) sur quinze professeurs sans chaire. Elles sont toutes en sciences biologiques. Il n’y a aucune femme professeure titulaire de chaire en 1968. En médecine, il y a deux femmes titulaires de chaire, Lise Enjalbert (bactériologie et virologie) et Thérèse Dulucq-Mathou (botanique et cryptogamie) et une professeure à titre personnel (Denise-Meynier-Caujolle en sciences naturelles) sur les huit que compte la faculté. En droit et en lettres, il n’y a, avant 1968, aucune femme professeure, ni titulaire de chaire, ni à titre personnel, ni sans chaire. Elles n’atteignent ce niveau que dans les années 1970.
Si on ouvre nos constats à la sphère de la présidence des universités, il faudra attendre les années 2010 pour que l’écosystème toulousain fasse enfin une place aux femmes.
-
Retrouvez d’autres articles dans la rubrique Genre
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Caroline Barrera (10 février 2025). L’université de Toulouse et ses premières universitaires (1912-1955). Mondes Sociaux. Consulté le 20 mars 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/13ad2