Femmes scientifiques en France : exister dans un monde d’hommes (1880-1940)
Chère lectrice, cher lecteur, sauriez-vous citer autant de femmes scientifiques que d’hommes ? Personnellement j’en serais incapable. Et pour cause, les femmes de science sont sous-représentées dans les manuels scolaires et les médias. Même constat dans les instances de recherche. C’est d’ailleurs à la place des chercheuses et à leur image, au sein du milieu universitaire français, que cet article est consacré.
« Pas de femmes à l’université, la science se fait entre hommes ! » auraient scandé les étudiants lors de manifestations à la Sorbonne en 1896. Bien que l’historien ne puisse affirmer que ces paroles aient bien été prononcées, le fait que ces propos soient prêtés aux étudiants illustre le refus des hommes de partager un domaine qu’ils s’étaient attribué jusqu’ici, celui de la production du savoir. Pendant longtemps, les femmes ont effectivement été sommées de rester loin du domaine de la connaissance. Et celles qui s’y sont risqué et s’y risquent encore sont souvent invisibilisées. Au-delà de la peur de la concurrence, cette distribution genrée de la science repose sur des schémas de pensée et des stéréotypes fortement ancrés dans nos sociétés.
- Puche A., 2023, « Être femme et scientifique dans les universités françaises de la Troisième République : une difficile reconnaissance », Design Arts Medias
Amélie Puche est membre de l’Institut des humanités en médecine (IHM) sur le projet FNS MEDIF (215100), université de Lausanne : amelie.puche@chuv.ch
Représentation des femmes et exclusion de la science
Pourquoi, en cette fin de XIXe siècle, affirme-t-on que les hommes ont les compétences nécessaires pour produire de nouvelles connaissances et pas les femmes ? Cela repose sur des stéréotypes genrés développés depuis des milliers d’années. Dans ces représentations, les femmes, reproductrices, seraient incapables de création, domaine alors considéré comme masculin. L’intellect féminin, tourné vers les soins du ménage et des enfants, n’aurait pas eu besoin de se développer, contrairement à celui des hommes. Elles sont alors considérées comme moins intelligentes. De plus, l’ancrage très pratique de leur intellect les rendrait incapables d’abstraction et de conception d’ensemble, essentielles pour bâtir de nouvelles connaissances.
Pourtant, les femmes ne sont pas absentes de la production scientifique et peuvent être à l’origine de grandes découvertes. Mais éternelles amatrices, leurs productions n’obtiennent que peu de reconnaissance voire sont attribuées à ou sont appropriées par des hommes. Ainsi, Émilie du Châtelet est plus célèbre pour avoir été la compagne de Voltaire que pour son œuvre scientifique, qui aurait pu être prêtée au philosophe si ce dernier n’avait été épris de justice. Une chance posthume inconnue de Miléva Màric, première épouse d’Albert Einstein, ayant participé à tous ses premiers travaux, dont lui seul a endossé la paternité.
L’université : une difficile reconnaissance par le diplôme
Une des instances de reconnaissance de la recherche est l’université. Les diplômes qu’elle délivre sont de véritables certificats de capacités à produire de nouvelles connaissances. Or, le monde académique est au XIXe siècle encore entièrement dominé par les hommes. Dans les années 1860-1870 les femmes vont alors se battre pour entrer dans les facultés et passer les diplômes couronnant leur cursus et leur ouvrant un égal accès aux professions, dont celles de la recherche. En France, Julie-Victoire Daubié ouvre les hostilités en briguant le baccalauréat, diplôme obligatoire pour pouvoir s’inscrire en faculté. Elle décroche le précieux sésame à Lyon en 1861. Elle est suivie deux ans plus tard par Emma Chenu, à Paris. Une percée dont cette dernière saura se servir en obtenant, dès 1868, une licence de mathématique, qu’elle poursuit au moment même où l’université s’ouvre aux femmes.
Cette ouverture est le fruit de l’intervention de l’impératrice Eugénie devant la pugnacité de Madeleine Brès. Cette dernière demande en 1866 à s’inscrire à la faculté de médecine de Paris. Le doyen Adolphe Wurtz la soutient et tente de convaincre ses collègues. Devant leur refus obstiné il conseille à la jeune femme de porter sa requête devant le conseil des ministres. Et c’est en présidant ce conseil que l’impératrice emporte le vote en faveur de l’innovation. À partir de ce moment les femmes s’inscrivent dans les différentes facultés : d’abord la médecine, les sciences et les lettres et plus tardivement le droit. Si elles ne sont d’abord qu’une poignée à fréquenter les amphithéâtres, leur nombre croît progressivement. Ainsi, elles représentent 3 % des étudiants en 1900, 25 % en 1930 avant d’atteindre la parité en 1971.
L’entrée des femmes dans le monde académique active et réactive un certain nombre de discours sur les moindres capacités féminines à suivre un enseignement supérieur. Ces discours s’appuient sur des recherches scientifiques, souvent invalidées peu de temps après leur publication. Physiquement, les femmes seraient trop faibles, les fatigues de l’étude ne pourraient que les rendre malades voire les tuer. L’enseignement supérieur irriterait les nerfs féminins déjà fragiles, poussant les étudiantes à la folie. Les études scientifiques les plus nombreuses se sont penchées sur le cerveau, siège supposé de l’intelligence, afin de prouver que les femmes sont moins intelligentes que les hommes donc incapables de faire de la science. Les travaux desquels sont tirées ces assertions peinent à convaincre et le temps passant, les étudiantes faisant leurs preuves, elles sont poussées par leurs professeurs à entreprendre des recherches scientifiques.
Recherches et stratégies de diffusion
Les premières recherches se font au moment du doctorat. C’est d’abord en médecine que les femmes passent ce diplôme, la première en France étant Élisabeth Garrett en 1870. Puis viennent les recherches en sciences avec Louise-Amélie Lebois en 1888, suivie de près par Sarmiza Bilescu et sa thèse de droit deux ans plus tard. En lettres, pourtant voie la plus féminisée, il faut attendre 1901 la soutenance de thèse de Charlotte Cipriani. Ces travaux ne sont pas évalués selon les mêmes critères que ceux des doctorants et il est généralement reproché aux doctorantes de manquer de hauteur de vue sur leur sujet et d’apports nouveaux dans leur discipline. En bref, elles seraient incapables de renouveler leur champ de recherche.
Un doctorat ne suffit pas pour se faire connaître et reconnaître comme femmes de sciences auprès des pairs et du public. Il est essentiel de diffuser ses recherches, notamment au moyen de publications. Or, dans un premier temps, les revues scientifiques restent fermées aux femmes. Emma Chenu, pourtant auréolée de son titre de première licenciée de mathématiques, ne réussit jamais à publier ses travaux dans une revue de mathématiques classique. Seule l’éphémère Revue scientifique des femmes permet la diffusion de travaux féminins, dont ceux de la mathématicienne.
Trois stratégies de contournement sont mises en place. Une première consiste à porter ses compétences auprès de sociétés savantes. Mais ces structures sont peu prises au sérieux, et les travaux produits en leur sein restent souvent dans l’ombre. Une seconde revient à signer des articles avec un autre chercheur, homme. Cette écriture à plusieurs profite rarement aux femmes, soupçonnées d’avoir peaufiné des détails tandis que le renouvellement de la pensée proviendrait de l’esprit masculin. Enfin, la troisième repose sur l’écriture d’ouvrages de vulgarisation. Les femmes médecins par exemple rédigent de nombreux manuels de santé à destination d’un public féminin, diffusant ainsi leurs recherches et leurs noms. Néanmoins, loin des publications spécialisées, ces travaux ne reçoivent pas de reconnaissance des pairs.
Obtenir un poste de chercheuse
De ce fait, les postes universitaires restent longtemps fermés aux femmes. Ce n’est que dans les premières années du XXe siècle que les premières diplômées commencent à être embauchées à l’université, mais toujours dans des postes subalternes et précaires. Or, cette situation professionnelle ne permet pas que leurs travaux soient reconnus. D’autant qu’elles restent peu longtemps dans les institutions de recherche, saisissant les opportunités de postes stables offertes par les industries. Cela renforce le doute des contemporains sur leurs capacités de chercheuses, puisqu’elles ne sont pas titularisées.
La Première Guerre mondiale marque alors un tournant. Le monde du travail offre alors plus de possibilités aux femmes. Dans les universités aussi elles ont été embauchées plus massivement pour remplacer les hommes, faisant la preuve de leurs compétences. Ainsi, dans les années d’entre-deux-guerres, elles commencent à obtenir des postes un peu plus importants. Toutefois, la progression dans la hiérarchie universitaire reste très lente. La grossesse notamment est évoquée comme un frein, les congés maternités et les soins aux enfants détournant la chercheuse de ses travaux, portant préjudice à la recherche.
Reconnaissance et invisibilisation des femmes scientifiques
Ainsi, en 1940, seules 11 femmes ont réussi à obtenir des postes de professeures d’université, toutes disciplines confondues. Seules 11 femmes sont reconnues comme scientifique à égalité avec les hommes selon les critères de l’université. Toutes atteignent ce poste assez tard dans leurs carrières, avec une longue liste de publications et de prix, car elles doivent prouver leurs capacités de recherche bien plus que les hommes.
Par exemple, Pauline Ramart-Lucas débute sa carrière de chercheuse en chimie avec son doctorat en 1909. Elle est attachée à trois laboratoires et instituts de recherche différents, en tant qu’assistante, jusqu’en 1920. À cette date elle monte dans la hiérarchie universitaire en étant nommée cheffe de travaux de chimie organique à la faculté des sciences de Paris. À cette date elle a soutenu sa thèse depuis 7 ans et a déjà gagné 3 prix. En 1924 elle obtient enfin un poste fixe puisque la maîtrise de conférence de chimie organique lui est confiée. Il lui faudra attendre encore 11 ans avant d’en obtenir la chaire. Ainsi, ce poste couronne 26 ans de recherche, une bibliographie comptant 211 articles et livres, et de nombreux prix.
Pourtant, pas plus Pauline Ramart-Lucas que 9 des autres femmes ayant obtenu un poste couronnant leur importance scientifique n’est connue aujourd’hui. Seule celle qui l’a précédée à la faculté des sciences, Marie Curie, est restée dans les mémoires. Car ces femmes scientifiques, pourtant impressionnantes quant à leur apport à la science, se sont vues invisibilisées au moment même de leur mort, la société ayant intériorisé que les femmes sont incapables de produire de nouvelles connaissances.
Sur le temps de long de l’histoire, la possibilité offerte aux femmes de faire la science est récente et encore soumise à caution. Les méfiances que les femmes scientifiques suscitent sont effectivement anciennes et reposent sur des stéréotypes encore fortement ancrés dans nos sociétés. Il est donc essentiel de les comprendre et de les déconstruire pour inciter les femmes à se diriger vers les voies scientifiques. Il leur faut également des modèles. Il faut visibiliser celles qui ont fait la science hier.
- Condette J.-F., 2009, Des cervelines aux professeures : la difficile intégration des femmes dans le personnel enseignant des universités françaises au XXe siècle, in Barrière J.-P., Guignet P., Les femmes au travail dans les villes en France et en Belgique du XVIIIe au XXe siècle, Paris : L’Harmattan p. 237-274.
- Puche A., 2022, Les femmes à la conquête de l’université, 1870-1940, Paris : L’Harmattan.
- Rennes J., 2007, Le mérite et la nature. Une controverse républicaine : l’accès des femmes aux professions de prestige, 1880-1940, Paris : Fayard.
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OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Amélie Puche (10 février 2025). Femmes scientifiques en France : exister dans un monde d’hommes (1880-1940). Mondes Sociaux. Consulté le 26 mars 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/13ad3