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Pourquoi y a-t-il si peu de filles en mathématiques ?

Aujourd’hui, une fille sur deux n’étudie plus les mathématiques en terminale, contre seulement un garçon sur quatre. Leur présence chute à mesure que l’on progresse dans les études supérieures : elles sont entre 20 et 30 % à l’université, dans les grandes écoles et en doctorat, mais il n’y a que 14 % d’enseignantes-chercheuses en mathématiques. En 2019, la réforme du lycée de 2019 a accentué et mis en évidence un phénomène aujourd’hui bien documenté : l’absence des filles dans les filières, les études et les carrières en mathématiques. Mais comment comprendre cette disparition progressive ?
 

Loin des idées reçues sur les capacités, le manque de confiance en soi ou l’auto-censure des filles, l’approche sociologique permet d’expliquer comment ces inégalités se construisent à l’adolescence. L’enquête réalisée auprès de 45 lycéennes de 16 ans amatrices de mathématiques montre que leur rapport à cette discipline est la conséquence de traitements inégaux qui les excluent progressivement de ce domaine particulièrement élitiste.


  • Perronnet C., Marc C., Paris-Romaskevich O., 2024, Matheuses. Les filles, avenir des mathématiques, Paris : CNRS Éditions.

    Clémence Perronnet est sociologue, chercheuse à l’Agence Phare : clemence@agencephare.com


À l’école, le sexisme de l’intelligence

Un premier résultat sociologique important sur les rapports des filles aux mathématiques est que leur expérience scolaire de cette matière est celle d’une inégalité de traitement majeure : à capacités et performances égales, elles ne sont pas considérées comme aussi « intelligentes » que les garçons. Bien qu’il existe un consensus, en sciences de la nature comme en sciences sociales, sur le fait que le sexe biologique ne détermine pas les capacités cognitives, ces idées reçues ont la vie dure.

Au lycée, cela se traduit par un paradoxe : alors que les filles réussissent mieux et sont les meilleures élèves, elles ne sont pas pour autant perçues comme les plus « brillantes » en maths. Cela s’explique par le fait que les jugements scolaires ne se limitent pas aux notes, mais portent aussi sur l’attitude des élèves et la façon dont les résultats sont supposément obtenus. Or, ces éléments sont avant tout déduits de l’origine sociale et du sexe. Les élèves jugés en difficulté irrémédiable ne sont pas forcément ceux qui ont les moins bonnes notes, mais plutôt les élèves des milieux défavorisés, et les élèves jugés les plus intelligents ne sont pas forcément ceux qui ont les meilleures notes, mais plutôt les garçons. Sur les bulletins scolaires par exemple, des élèves aux résultats égaux en maths ne reçoivent pas les mêmes commentaires : les filles ont davantage de retours positifs sur leur attitude et leurs efforts (« volontaire », « appliquée », « studieuse », « consciencieuse », etc.) mais les garçons sur leurs aptitudes intellectuelles (« curieux », « intuitif », « intéressé », « rigoureux », etc.).

Il existe bien de rares filles jugées « brillantes », mais cet étiquetage est souvent ambivalent, jugé négativement pas l’entourage et difficile à assumer sereinement tant il contredit la norme de l’effort et du travail assigné aux filles. Bien qu’encouragées à faire des maths, les femmes y sont donc difficilement reconnues pour leurs compétences, ou punies symboliquement si elles réussissent trop bien.

Le « manque de confiance en soi » : une rhétorique qui dissimule les discriminations

Dans la presse comme dans les discours éducatifs, l’absence des filles en maths est souvent justifiée par leurs attitudes : « Elles n’osent pas », « Elles limitent leurs ambitions », « Elles boudent les maths », « Elles s’interdisent certains métiers », « Elles manquent de confiance en leurs capacités », etc. L’enquête auprès des adolescentes montre qu’elles ont bien intégré cette rhétorique et se l’approprient : mêmes les plus excellentes élèves déclarent douter d’elles-mêmes, être angoissées ou se mettre la pression « toutes seules ». Ainsi désignées responsables du problème, les filles devraient aussi en être la solution, en « osant » davantage. Ces discours empêchent pourtant de poser une question cruciale : comment les filles perdent-elles confiance en elles-mêmes ?

À rebours de ces discours, un deuxième résultat clé de l’étude est que le manque de confiance en soi n’est jamais le point de départ de la situation des femmes en maths : elle est le résultat de leur expérience. Les filles perdent confiance en constatant les efforts infructueux de leurs mères, mais surtout en étant la cible de violences sexistes récurrentes. « Les filles sont faibles », « Je ne pensais pas que t’étais intelligente », « Tu es sûre que tu l’as fait toi-même ? », etc. entendent-elles au quotidien de la part de leurs camarades de classe, de leur famille ou de leurs enseignant·es. Les moqueries portant sur leur intelligence ou leur rapport au travail et les insultes liées à leur corps et à leur sexualité sont monnaie courante au lycée.

Bien qu’ils soient omniprésents, ces propos discriminants sont minimisés et banalisés, et le sexisme est présenté comme un phénomène passé. C’est ainsi une double violence qui prive les adolescentes de leur estime d’elles-mêmes : celle des outrages sexistes et celle de leur négation, qui les amène à se rendre responsables des inégalités qu’elles subissent et de leur propre discrimination.

Genre, classe, maths : des inégalités à l’intersection des rapports sociaux

Si toutes les filles rencontrent ces discriminations sexistes, les rapports aux maths sont encore plus contraints pour les adolescentes noires, arabes ou asiatiques et pour celles issues des milieux populaires. L’étude sociologique a permis de montrer que selon leurs origines et le positionnement social de leur famille, les filles qui aiment les maths ne les aiment pas de la même façon. Leurs conditions de vie concrètes déterminent des rapports au temps, à l’argent et au monde social qui produisent des représentations très variables de la discipline, avec des conséquences pour les pratiques et les aspirations. Quatre rapports aux maths se distinguent.

Dans le premier, les maths sont au service d’autrui. Pour la majorité des filles rencontrées, l’intérêt de cette matière est surtout d’amener vers des métiers liés au soin comme la médecine, la pratique vétérinaire ou les sciences de l’environnement, l’enjeu central étant de se rendre « utile ». Bien qu’elles y réussissent, les maths sont rarement leur matière préférée ; elles leur préfèrent les sciences « concrètes » et « appliquées » que leur semblent être la chimie et les SVT. Les filles des classes populaires et moyennes sont surreprésentées dans ce profil, ce qui s’explique notamment par le fait que dans les milieux modestes, les adolescentes n’ont pas le luxe de perdre du temps dans des recherches qui pourraient ne pas aboutir

Dans le deuxième cas de de figure, les maths sont au service de la réussite scolaire : l’enjeu est avant tout d’obtenir d’excellentes notes et de garantir un parcours prestigieux. Les filles qui manifestent ce rapport aux maths apprécient la « certitude » de cette discipline « carrée » et rassurante dans laquelle le travail semble garantir l’excellence, sans pour autant s’y sentir pleinement à l’aise : aucune ne se juge assez compétente pour envisager une carrière dans la recherche. La majorité d’entre elles ont des parents qui travaillent dans l’enseignement, la formation et la fonction publique.

La troisième configuration est celle des maths au service de la technique. Un quart des filles du groupe enquêté ont, comme celles qui visent des métiers du soin, un rapport pragmatique et utilitariste aux mathématiques, mais avec une finalité différente. Elles visent des métiers dans la technique, l’informatique, l’ingénierie – ou hésitent encore avec l’économie et le commerce – la dimension économique jouant un rôle important dans leur choix de carrière. Ces lycéennes viennent en majorité de familles dont les parents sont ingénieur·es et cadres du privé, et où le capital économique est parfois plus conséquent que le capital culturel.

Enfin, une minorité d’adolescentes manifestent un rapport désintéressé à la discipline dans lesquelles elles voient un jeu, un art et un plaisir : les maths sont alors au service de la connaissance. Contrairement aux autres filles, elles disent aimer et rechercher la difficulté, la complexité et la dimension incertaine des maths, et valorisent « la liberté » des carrières académiques dans lesquelles elles se projettent. Ce positionnement minoritaire est surtout présent dans les milieux très favorisés et est très fortement corrélé au fait d’avoir un membre de la famille elle ou lui-même professionnel de la recherche ou titulaire d’un doctorat.

La non-mixité, un outil pertinent mais insuffisant

Dans ce contexte fortement inégalitaire, comment encourager la présence des filles en maths et leur permettre d’accéder davantage aux filières, études et carrières dans ce domaine ? Réalisée à l’occasion de stages de maths non-mixtes proposés aux lycéennes, l’enquête sociologique a montré que la non-mixité est un outil pertinent qui peut jouer un rôle important. Elle offre aux filles des espaces qui les protègent pour un temps des violences sexistes qui sont la norme en contexte mixte, et permettent de dégager sereinement du temps et de l’énergie pour pratiquer les maths. Elles permettent également une prise de conscience des inégalités et mettent en avant des modèles de femmes scientifiques qui sont encore trop rarement accessibles pour les adolescentes.

Néanmoins, ces actions ne feront progresser l’égalité qu’à condition de ne pas alimenter les croyances quant à la différence « naturelle » entre les sexes, et de ne pas ignorer les autres rapports de domination qui structurent le champ scientifique. Si elles peuvent suspendre pour un temps les rapports sexistes, les actions en non-mixité de genre n’échappent pas aux dynamiques élitistes et racistes qui sont tout aussi excluantes. En conséquence, toutes les filles ne sont pas égales devant ces dispositifs qui, faute de tenir compte de ces autres facteurs d’exclusion, sont surtout favorables aux plus privilégiées d’entre elles, celles qui ont déjà un rapport désintéressé aux maths.

En portant un regard sociologique sur l’absence des filles dans les études de mathématiques, on comprend que le phénomène n’est ni un mystère, ni une fatalité, mais le résultat d’un inégal traitement dans lequel sexisme et élitisme interagissent pour exclure des filles des filières et carrières mathématiques. À l’heure où le recul de leur place dans les écoles d’ingénieurs, les classes préparatoires et les grandes écoles inquiète, ces connaissances sont nécessaires pour dépasser les rhétoriques culpabilisantes et mettre fin aux discriminations.


  • Blanchard M., 2021, « Genre et cursus scientifiques : un état des lieux », Revue française de pédagogie, n° 212, pp. 109-143.
  • Charousset P. et M. Monnet, 2022, « Stéréotypes de genre et interactions professeurs/élèves », PSE Working paper n°2022-19.
  • Perronnet C., 2023, Rapport Filles et sciences, « l’effet Scully » ? Enquête sociologique sur l’influence des objets et pratiques culturelles sur l’orientation des filles en sciences, Lecture Jeunesse.

Illustration d’Adèle Huguet pour Mondes Sociaux : licence CC BY-NC-ND
Pour découvrir ses dessins, https://adelehuguet.wordpress.com/
 
Crédits images :

OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Clémence Perronnet (10 février 2025). Pourquoi y a-t-il si peu de filles en mathématiques ? Mondes Sociaux. Consulté le 19 avril 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/13ad0


Clémence Perronnet

Clémence Perronnet est sociologue, chercheuse à l’Agence Phare : clemence@agencephare.com

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