Quand les aliments industriels inquiètent…
Les aliments « industriels » sont source d’inquiétude pour une large partie de la population française. Ils soulèvent des interrogations d’ordre sanitaire, écologique, social et politique. Quelles sont les différentes émotions suscitées par les aliments « industriels » ? Que nous révèlent ces préoccupations sur la société actuelle ?
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Thiron S., 2024, Ressentir l’industrialisation des transformations alimentaires. L’émotion, un fait social et politique. Thèse de doctorat en sociologie de l’Université Toulouse Jean Jaurès. 519 p.
Sophie Thiron est membre du Laboratoire CERTOP, Université Toulouse Jean Jaurès : sophie.thiron@univ-tlse2.fr
Une inquiétude déjà ancienne
Les peurs relatives aux aliments « industriels » existent dès les débuts de l’industrialisation de l’alimentation au XIXe siècle. Par exemple, les premières conserves engendrent méfiance et suspicion chez les soldats de l’armée française (Bruegel, 1995). Mais si les critiques de l’alimentation industrielle sont très anciennes, elles ne se font véritablement entendre que depuis la fin du XXe siècle. Les scandales sanitaires tels que la crise de la vache folle en 1996, conjugués à la montée des préoccupations environnementales font émerger l’idée que maîtriser la nature a ses limites. Au XXIe siècle, la transformation industrielle des aliments suscite une anxiété grandissante jusqu’à être source d’inquiétude pour 83% de la population française. Quelles émotions les aliments industriels suscitent-ils ? Comment celles-ci varient-elles socialement ? Et quels sont les enjeux de ces émotions ?
Analyser la variabilité des définitions et des pratiques
Ce rapport aux aliments « industriels » et les émotions qu’ils suscitent ont fait l’objet d’une récente recherche doctorale. Différentes personnes ont été interrogées sur leur alimentation, des repas ont été observés dans des foyers de la région toulousaine et au sein du restaurant expérimental Ovalie de l’Université Toulouse Jean Jaurès dans le but de produire des données quantitatives sur les pratiques alimentaires. Pour analyser le rapport aux aliments « industriels », il faut examiner la manière dont cette classe d’aliments est définie par les différents groupes sociaux. Quelles sont les différentes manières de délimiter la catégorie des aliments « industriels » ? En quoi les différentes définitions révèlent-elles des réalités variables et des conceptions différentes de l’industrialisation, de la cuisine ou de la « transformation » ?
Définir l’aliment « industriel » : des enjeux multiples
Le vocabulaire employé pour caractériser les transformations alimentaires est très varié. Les termes d’aliments « transformés » ou « industriels » recouvrent plusieurs interprétations et renvoient à plusieurs réalités. La « transformation » fait tantôt référence à la cuisine, au passage de l’aliment dans une usine, à l’ajout d’additifs, ou bien simplement à la cueillette ou à la découpe. Selon les milieux sociaux, le terme de « transformation alimentaire » ne renvoie pas aux mêmes aliments, aux mêmes procédés et aux mêmes univers de symboles. Le terme « industriel » est, pour certains, l’attribut de certaines marques agroalimentaires, pour d’autres, il renvoie au lieu d’achat ou aux méthodes de production. De la même manière, certains considèrent que le « fait maison » peut venir du traiteur ou être servi au restaurant, et pour d’autres, il renverra uniquement à ce qui a été préparé au sein du foyer. Le vocabulaire a ainsi son importance et souligne la multiplicité des manières de penser et d’aborder les transformations alimentaires. Interroger ce vocabulaire permet de mieux saisir les représentations qu’il y a derrière l’emploi de chaque mot
Une typologie des manières de catégoriser les transformations alimentaires a été établie. Les conceptions juridique, paramédicale, culinaire, technologique, actorielle et quantitative dialoguent, s’opposent ou se rejoignent. La pluralité des perspectives, des systèmes de références et des définitions de l’aliment « industriel » participe à expliquer les ambiguïtés et débats existants autour des aliments « industriels ». Différentes conceptions coexistent, s’affrontent dans le monde social, sont empruntées tour à tour par les différents acteurs, créant parfois des incompréhensions. Elles sont révélatrices des différents regards portés sur l’industrialisation.
Essor de la « classification NOVA »
L’une de ces manières de classer les transformations alimentaires connaît actuellement un succès croissant. Il s’agit de la « classification NOVA » avec la terminologie des aliments « ultra-transformés », qui distingue différents « niveaux » de transformation. Dans cette classification, les aliments dits « industriels » sont en général classés dans les niveaux les plus importants de transformation. Cette conception, alliant industrialisation et transformation, se répand avec la critique grandissante de l’industrialisation dans la société contemporaine et l’attention portée à la composition des aliments et la présence d’additifs. Par exemple, le règlement « INCO » européen obligeant à mentionner la totalité des composants entre en vigueur en 2016, l’application Yuka est lancée en 2017, tandis que les premiers articles scientifiques français sur la notion d’aliments « ultra-transformés » paraissent en 2018. Il semblerait donc qu’actuellement, le succès croissant de cette logique de classification soit étroitement lié à l’avènement d’un nouveau paradigme sur la manière d’aborder l’alimentation : il ne s’agit plus de regarder uniquement l’effet de la composition nutritionnelle sur la santé, mais également la chaîne de procédés de transformation subie, qui inclut notamment le potentiel ajout d’additifs.
Des émotions variées…
Les scandales sanitaires et sociaux, la montée des préoccupations environnementales et la mise en débat par les acteurs scientifiques, politiques, médiatiques et industriels participent à la diffusion d’une norme de dégoût envers les transformations agro-industrielles dans la société française contemporaine. Il est de plus en plus de « bon ton » d’être dégoûté par les aliments « industriels » et de prendre plaisir à cuisiner « maison ». Toutefois, ce dégoût n’est pas unanime. Les émotions concernant les aliments « industriels » varient avec les caractéristiques sociales des individus et selon le contexte de consommation. Angoisse, colère, dégoût, désespoir, plaisir, culpabilité et fascination s’expriment tour à tour. Un modèle conceptuel expliquant la construction sociale de l’émotion a été élaboré, mettant en lien l’imaginaire collectif et les représentations sociales, les normes émotionnelles, les émotions exprimées, les effets de socialisation et les effets de contexte. Les émotions apportent des informations sur le rapport aux différentes transformations alimentaires, en mettant en évidence des systèmes de symboles, des valeurs et des représentations sociales.
… aux enjeux sociaux et politiques
Les catégories sociales supérieures ont tendance à s’accaparer les critiques et la définition des bons comportements à tenir. Face à cette dépossession, et bien que critiques également, les classes populaires rejettent souvent un discours jugé moralisateur voire intrusif. Le refus d’adopter ces nouvelles normes émotionnelles dénonce la diffusion de nouvelles formes d’inégalités. Celles-ci sont liées à la difficulté à mettre en œuvre certains comportements pour des populations spécifiques, le sentiment d’impuissance et d’exclusion de la société de consommation qu’ils génèrent et une certaine forme de défiance envers la technologie, les pouvoirs publics et les institutions en général. Pour les catégories sociales supérieures, l’accaparement de la définition des normes émotionnelles est une manière de garder et d’exercer le pouvoir et de légitimer une forme de mépris pour les pratiques, les préférences et les ressentis qui ne correspondent pas aux attendus sociaux. Il s’agit de reproduire un ordre social dans une logique de domination, par les émotions. Toutefois, cette logique dualiste entre classes supérieures et classes populaires gagne à être nuancée. Le refus de la moralisation des émotions est aussi parfois exprimé par des populations diplômées, dans des visées idéologiques et politiques, pour promouvoir d’autres modèles de société. Aujourd’hui, les phénomènes d’adhésion ou de rejet des normes émotionnelles relatives à l’industrialisation des filières agro-alimentaires ouvrent sur des débats et confrontations parfois violentes du fait de la force des émotions ressenties par les différentes parties : d’un côté, une forte anxiété pour le futur et la conviction qu’il faut agir, et de l’autre, un sentiment d’injustice sociale.
Goûts alimentaires et engagements
Les émotions relatives aux aliments « industriels » revêtent des dimensions sociales et politiques. Même les émotions, longtemps pensées comme irrationnelles, réflexes, animales, sauvages ou naturelles, et toujours pensées comme individuelles et profondément intimes, sont sociales et politiques. Exprimer de la peur, de la colère, du plaisir, du dégoût ou de la fascination vis-à-vis de cette catégorie d’aliments est un moyen de se relier à l’autre en partageant ses goûts et dégoûts alimentaires, de marquer son appartenance sociale, d’affirmer des valeurs morales et idéologiques voire de communiquer des convictions politiques. Exprimer du plaisir ou du dégoût devient un moyen de prôner un autre système alimentaire, voire plus généralement un autre modèle social. L’entrée par les émotions permet d’identifier des points de tension entre les différentes projections collectives sur l’avenir des systèmes alimentaires, dans l’objectif à long terme de favoriser la construction de récits inclusifs et communs. L’émotion permet de comprendre ce qui touche et mobilise les gens, tout en prenant en compte les conflits et contradictions d’intérêts pour nourrir la réflexion vers un monde futur commun.
- Bruegel M., 1995, « « Un sacrifice de plus à demander au soldat » : l’armée et l’introduction de la boîte de conserve dans l’alimentation française, 1872-1920 », Revue historique, 294, 2.
- Lepiller O., 2012, Critiques de l’alimentation industrielle et valorisations du naturel : sociologie historique d’une « digestion » difficile (1968-2010). Thèse de doctorat de sociologie, Université de Toulouse II-Le Mirail.
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OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Sophie Thiron (24 février 2025). Quand les aliments industriels inquiètent…. Mondes Sociaux. Consulté le 25 avril 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/13cze