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Généalogie d’une formule :« La théorie du genre »

En ce début d’année 2025, la polémique sur la « théorie du genre » à l’école resurgit dans les médias suite à la promulgation d’un programme scolaire concernant l’éducation « à la vie affective et relationnelle et à la sexualité ». Selon le site du Ministère de l’éducation nationale, celui-ci vise à transmettre le respect, prévenir les discriminations, promouvoir l’égalité, lutter contre les stéréotypes, les violences et le harcèlement. Pourquoi et comment un programme de SVT en classe de Terminale suscite-t-il un tel émoi dans l’opinion publique ?

Le contenu des programmes scolaires fait rarement la une des journaux, car ils sont d’abord destinés aux enseignant·e·s de la discipline concernée. Or, en dépit des objectifs qui semblent peu contestables, une riposte que l’on peut qualifier de réactionnaire s’organise, qui n’est pas sans rappeler le mouvement de contestation autour de la prétendue « théorie du genre ». Revenons sur les origines de cette polémique, qui a figé tout un champ de recherche dans une formule.


  • Mazzaron V., 2021, « La fabrique du genre dans l’Éducation nationale et sa circulation médiatique », thèse de doctorat en Sciences de l’Information et de la Communication, école doctorale ALLPHA, Université Toulouse 3, soutenue le 13 décembre 2021.

    Vincent Mazzaron est membre du LERASS


Comment un programme scolaire devient une polémique

Au début des années 2010, sous la présidence de Nicolas Sarkozy, une polémique fait irruption dans les médias lors de la parution de nouveaux programmes scolaires en Sciences et Vie de la Terre (SVT). Pour la première fois, un programme va faire l’objet de débats véhéments et entraîner la parution d’un nombre inédit d’articles dans la presse quotidienne nationale. Seul un point du programme en question suscite le débat : la partie sur la sexualité. Le chapitre incriminé s’intitule « devenir un homme, devenir une femme ».

Ces nouveaux programmes, portés par le gouvernement de François Fillon et par son ministre de l’Éducation Nationale, Luc Chatel, vont provoquer une polémique dans le camp présidentiel. Face à la pression de mouvements conservateurs proches du pouvoir, quatre-vingts député·e·s de la majorité de droite conduits par Richard Maillé vont s’opposer à la publication des manuels scolaires censés promouvoir la « théorie du genre sexuel » (L’Humanité, 31 août 2011). Deux courants divisent la droite : un courant progressiste et un courant conservateur. Même si l’ensemble des député·e·s de la majorité présidentielle ne s’oppose pas au programme ministériel, les oppositions sont clairement identifiées à droite de l’échiquier politique et le chef de groupe de droite à l’Assemblée Nationale, Christian Jacob, se positionne contre la supposée « théorie du genre », le 5 septembre 2011. De même dans un entretien paru dans le quotidien La Croix du 17 septembre 2011, Christine Boutin, représentante de la droite catholique depuis son opposition très médiatisée au PACS, considère que le gouvernement se coupe de l’électorat catholique.

Qui a voix au chapitre sur le genre et la sexualité ?

Même si l’institution scolaire a publié de nombreux programmes sur la sexualité depuis les années 1970 et la circulaire Fontanet, la question de la sexualité, de l’orientation sexuelle et de l’identité de genre demeure un sujet sensible car elle traite de sujets souvent considérés comme relevant de la seule responsabilité des familles. Intégrer ces éléments dans des programmes scolaires apparaît aux yeux de certain·e·s comme un possible abus de pouvoir et suscite la défiance, voire l’opposition.

En outre, les enseignant·e·s ne sont pas tous et toutes formé·e·s sur ces questions et les études de genre sont souvent renvoyées non pas à un champ de la recherche universitaire mais à une idéologie, considérée comme une doctrine qui a des finalités politiques. Accusé d’encourager l’indifférenciation des sexes et de déstabiliser les structures de la société, le genre est pour l’Église, le cheval de Troie qui permettrait de déconstruire l’ordre naturel édicté par le message chrétien. Dans les milieux catholiques, l’expression permettant de définir le danger reste encore en construction. Dale O’Leary (membre de l’Opus Dei), nomme cette théorie, qui reposerait sur une interprétation néo-marxiste de l’histoire. Le Vatican, lui-même, a entrepris dès le milieu des années 1990, une vaste campagne de discrédit des gender studies, expression à l’origine de la formule « théorie du genre ».

Plusieurs journaux publient des articles dans lesquels des universitaires interviennent dans le débat pour porter une parole plus nuancée sur la question. Dans les vingt articles parus en une année à propos de la question des manuels de SVT, seize articles comportent des essais d’explication de cette expression. La Croix publie en date du 24 octobre 2011 une tribune de Yann Raison du Cleuziou, maître de conférences en Sciences politiques (Université Bordeaux IV-Sciences-Po Paris). Le chercheur se montre étonné par la confusion que peuvent faire, notamment les catholiques, sur le concept de genre.

S’il est fréquent qu’un sujet de société soit débattu dans une démocratie, la polémique a pris ici un tour passionné où se sont affrontées des opinions contraires, souvent exprimées de façon violente.

Une expression qui devient une formule

Précisons que le débat n’est pas né immédiatement après la publication de programmes mais un an plus tard, lorsque la direction de l’enseignement catholique a envoyé une lettre à tous les directeurs diocésains pour les conseiller dans le choix des manuels de SVT. Cette direction considère en effet que certains manuels développent une « théorie du genre » susceptible de menacer l’équilibre moral des enfants. La hiérarchie catholique conteste non seulement l’intégration des questions liées à la sexualité ou à l’avortement mais surtout celles concernant « l’identité de genre ». Apprendre à des enfants et à des adolescent·e·s que le genre est une construction sociale et qu’il ne relève pas de la seule biologie paraît dangereux pour la stabilité de la société. Pour les mouvements les plus conservateurs, la reconnaissance d’un « genre » séparé du sexe leur paraît irrecevable.  Pour ceux-ci, l’identité sexuée est uniquement biologique et peut se résumer dans la bicatégorisation homme/femme.

Durant deux années, entre les débuts de la polémique et sa disparition, d’importantes variations lexicales vont affecter le débat. En 2010, on parle autant de « théorie du genre sexuel » dans le journal La Croix ou Le Figaro que de « la théorie du genre ». À la rentrée scolaire de 2011, l’ensemble des quotidiens du corpus analysé emploient le syntagme entre guillemets. Ainsi, l’ensemble des rédactions émettent des réserves quant à l’utilisation du syntagme « théorie du genre » (libération et L’Humanité du 31 août 2011, La Croix et Le Monde du 1er septembre 2011). Dans Le Figaro du 5 septembre 2011, Henry Joyeux utilise aussi le syntagme entre guillemets. Toutefois, le syntagme perd ses guillemets au cours du mois de septembre. Dans son titre « la théorie du genre n’est pas catholique », mentionné précédemment, le quotidien L’Humanité l’utilise sans guillemets car il renvoie aux catholiques l’utilisation de l’expression. Dans son entretien avec « Mgr Pierre d’Ornellas, archevêque de Rennes », Martine de Sauto (journaliste à Bayard presse et spécialiste des questions d’éducation) utilise le syntagme sans guillemets. L’utilisation de l’expression sans guillemets semble montrer que le syntagme serait reconnu en tant que tel avec un sens et des fondements scientifiques reconnus par tous. On voit ce processus se développer dans les autres quotidiens : l’expression semble se stabiliser dans le discours puisqu’elle est employée sans guillemets à partir du milieu du mois de septembre (Le Monde du 12 et 17 septembre 2011, Le Figaro du 8 et 26 octobre). Sur 20 articles sélectionnés dans l’année 2011 illustrant le « moment discursif » des manuels de SVT, on retrouve la « formule » théorie du genre 37 fois sans guillemets et 5 fois avec des guillemets.

Ainsi naturalisée, l’expression se diffuse, et imprègne l’opinion publique. Elle acquiert une capacité agissante et résume à elle seule l’ensemble des questions traitant de la sexualité, de l’orientation sexuelle et de l’identité de genre. Figée par sa médiatisation, elle est identifiée comme potentiellement dangereuse.

Une polémique ancrée dans des luttes plus larges

Le débat autour des manuels de SVT s’inscrit dans le cadre plus large de la reconnaissance des mouvements LGTBQI+ et des crispations sociales auxquelles elle a donné lieu dans les milieux conservateurs. Ce courant traditionnaliste reprend de la vigueur dans un contexte dans lequel la pensée queer se développe. En effet, le genre trouble l’ordre hétérosexuel qui fonde l’ordre social selon l’Église. Le genre se fonde sur « la reconnaissance d’orientations sexuelles diversifiées, qui induit notamment le mariage homosexuel » (Le Monde, 12 septembre 2011). La famille est un des piliers des dogmes monothéistes, or reconnaître l’homosexualité est un moyen de légitimer le mariage entre des couples de même sexe et, de ce fait, l’homoparentalité.

Le quotidien Libération analyse : « Dans le programme publié dans le Bulletin officiel spécial du 13 octobre, il est indiqué que, dans le chapitre sur « Les sujets du droit », les lycéens étudieront, entre autres, “ l’évolution de la famille ” : “ Après avoir constaté l’absence de définition de la famille, indique le texte, on montrera, par une analyse juridique et historique, qu’elle a profondément évolué et qu’elle est devenue multiforme (famille biologique, adoptive, monoparentale, homoparentale, recomposée, nucléaire, élargie) et on proposera aux élèves d’en chercher une définition ” » (Libération, 1er novembre 2011). Dans le Courrier de La Croix, les lecteur·trice·s posent clairement le problème : « L’enfant, doté dès l’origine de ces deux composantes opposées et complémentaires : masculine et féminine, doit donc, pour voir émerger et s’affirmer celle qui constitue sa nature profonde, baigner en permanence dans une atmosphère régie par un pôle masculin et un pôle féminin, et non indifféremment par deux pôles masculins ou deux pôles féminins, et c’est bien uniquement la famille traditionnelle qui répond à cette double exigence » (La Croix, 26 juillet 2011).Orla pensée queer s’oppose par définition aux théories naturalisantes et essentialistes d’une bicatégorisation sexuée. 

Les revendications pour la reconnaissance des droits des personnes LGBTQI+ se multiplient. Le « mariage pour tous » figure dans le programme du Parti Socialiste à l’élection présidentielle de 2012, témoignant de la prise en compte de cette demande par le politique.

Et après ?

La question des enseignements autour de la sexualité et du genre à l’École est à nouveau questionnée lors de l’arrivée des socialistes au pouvoir en 2012. On fait ici référence à la parution du dispositif novateur voulant encourager l’égalité entre les filles et les garçons à l’École, nommé les ABCD de l’égalité. Ce dispositif, de même qu’on l’a vu plus haut s’agissant des manuels de SVT, a été attaqué par l’ensemble des milieux conservateurs, qui parviennent à faire retirer ce projet.

En 2025, Élisabeth Borne, récemment nommée ministre de l’Éducation Nationale au sein du gouvernement Bayrou défend l’instauration d’un programme d’éducation à la vie affective et sexuelle à l’école, affirmant ne pas vouloir laisser la place à des acteurs qui véhiculent des informations erronées sur ces sujets. Compte tenu des événements passés, quelles sont les chances de succès de cette proposition ?


Illustration d’Adèle Huguet pour Mondes Sociaux : licence CC BY-NC-ND
Pour découvrir ses dessins, https://adelehuguet.wordpress.com/
 
Crédits images :

 

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OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Vincent Mazzaron (10 mars 2025). Généalogie d’une formule :« La théorie du genre ». Mondes Sociaux. Consulté le 26 mars 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/13fuz


Vincent Mazzaron

Vincent Mazzaron est membre du LERASS

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