La longue histoire de l’espace scientifique français
Comment s’est constitué l’ensemble des organisations d’enseignement supérieur et de recherche qui existent actuellement en France ? En revenant sur trois siècles d’histoire, il apparaît que des moments charnières et des grandes orientations ont façonné l’espace scientifique français. Quelles sont ces tendances générales et bifurcations sur le long terme ?
- Grelon A., Grossetti M. (dir.), 2025, L’espace scientifique français (XVIIe–XXIe siècle), Paris : Éditions Classiques Garnier, avec les collaborations de Anne Bidois, Caroline Barrera, Françoise Birck, Marianne Blanchard, Virginie Fonteneau, Laurent Jégou, Jérôme Lamy, Yves-Claude Lequin, Rachel Levy, Pierre Moulinier, Pierre Mounier-Kuhn, René Sigrist.
Michel Grossetti est membre du CNRS, de l’EHESS et du LISST, Toulouse : michel.grossetti@univ-tlse2.fr
André Grelon est membre du CMH (EHESS), Paris : andre.grelon@ehess.fr
En France, les activités d’enseignement supérieur et de recherche sont effectuées dans de multiples organisations : écoles spécialisées, universités, organismes de recherche, agences de financement, etc. Ces organisations sont situées dans des lieux différents répartis sur le territoire du pays et elles entretiennent des liens de toutes sortes : partage d’un même vivier d’étudiants, professeurs intervenant dans plusieurs institutions d’enseignement, collaborations de recherche, dépendance vis-à-vis de sources communes de financement…
Cet ensemble complexe, maillé de relations et d’interdépendances, que l’on peut désigner par l’expression « espace scientifique français », fait l’objet de multiples débats et tentatives de réforme. Les discours qui le concernent font souvent référence à l’histoire de chacune des organisations qui composent cet espace. Que nous apprend une perspective plus générale qui retrace l’histoire de l’espace scientifique français depuis l’émergence de la science « moderne » au XVIIe siècle ?
L’ouvrage collectif met en évidence que les caractéristiques de l’espace scientifique français résultent de trois grandes bifurcations, c’est-à-dire des décisions prises dans des périodes relativement brèves qui ont eu des effets à long terme, et de quatre grandes tendances qui se déploient sur l’ensemble des trois siècles pris en compte.
Trois bifurcations
Les universités médiévales, qui avaient été des lieux importants d’échange intellectuel, sont en grande partie restées à l’écart de la science moderne, celle des expérimentations, des académies et des revues savantes, qui a été portée principalement par des amateurs fortunés. En France, les développements techniques avaient fait l’objet dès l’Ancien Régime de la création d’écoles spécialisées sur les mines, les ponts, l’artillerie, la marine…. C’est pourquoi la suppression des universités en 1793, dont beaucoup n’étaient plus guère actives, n’a pas eu de grands effets à court terme. Mais elle représente sur le long terme une singularité française, dans la mesure où, dans les autres pays, les universités ont intégré progressivement la recherche au cours du siècle suivant.
Dès 1808 est organisé un « nouvel » enseignement universitaire sous la forme d’un ensemble de facultés dont les statuts sont différents. Les facultés de théologie qui étaient destinées à former des ecclésiastiques de façon républicaine ne sont pas parvenues à supplanter les enseignements délivrés par l’Église catholique. En droit et en médecine, les facultés sont des formations professionnelles qui scolarisent des promotions d’étudiants destinés à être diplômés et à exercer professionnellement. En dehors de Paris, les facultés « académiques » de lettres et de sciences sont des groupes de quelques professeurs, disposant généralement d’une salle de classe dans le lycée local. Leur tâche principale est d’organiser le baccalauréat et de dispenser des conférences publiques sans inscription ni attestation de suivi, les étudiants réguliers étant très peu nombreux et rarement diplômés.
Ce système des facultés restera en place sur la presque totalité du XIXe siècle. La création de nouvelles facultés dans différentes villes, essentiellement entre 1840 et 1854, complètera progressivement un réseau national de centres académiques, qui va très peu évoluer jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. La création des écoles techniques et la suppression des universités constituent la première bifurcation que nous avons identifiée.
Après la défaite de 1870 et l’arrivée en 1875 des Républicains au pouvoir, les gouvernements se préoccupent de relancer l’enseignement universitaire. Ils affectent d’abord des moyens nouveaux aux facultés (bourses pour les étudiants, postes de professeurs, incitation des municipalités à bâtir des locaux neufs), puis ils essayent de recréer des universités. Cette préoccupation se renforce avec l’essor des universités catholiques, qui sera largement freiné par la loi de 1880 leur interdisant de délivrer des diplômes et de porter le nom d’université. Les « instituts catholiques », le nouveau nom qu’ils sont obligés de prendre conservent des « facultés » (le terme reste libre d’usage). À ce titre, ils peuvent préparer des étudiants, mais il n’y a plus de jurys mixtes, les soutenances des diplômes d’État (à l’époque, licences et doctorats) se font uniquement avec des professeurs de facultés publiques. Ils peuvent cependant délivrer d’autres diplômes tels que des diplômes d’ingénieurs qui ne sont pas des diplômes nationaux. Du côté de l’enseignement public, après diverses tentatives pour sélectionner un petit nombre de villes pour accueillir des universités concentrant les moyens, il sera finalement décidé en 1896 de créer une université dans chaque centre académique par regroupement des facultés existantes. Même si ces universités sont des fédérations de facultés et ont peu de moyens propres, leur création se combine avec la rénovation des facultés et les nouveaux locaux. On voit alors des « palais universitaires » érigés dans les centres urbains pour recréer un enseignement universitaire important. Cette réémergence des universités est la deuxième bifurcation que nous avons identifiée.
Les réformes de la IIIe République ont recréé des universités et rénové l’enseignement supérieur et la recherche, qui connaissent un développement certain à la veille de la Première Guerre mondiale. La situation est bien différente à l’issue de la guerre, avec des générations décimées et des moyens très réduits. Les universités conservent leurs budgets d’avant-guerre alors que la valeur du franc a été divisée par deux. Les priorités gouvernementales se situent ailleurs, à l’exception de la période du Front Populaire qui voit la création d’un sous-secrétariat d’État à la recherche scientifique. Durant toute la période de l’Entre-deux-guerres, de multiples projets sont élaborés pour relancer la recherche et redonner des moyens à l’enseignement supérieur. La solution qui s’imposera à la toute fin de cette période, en 1939, est la création d’un grand organisme national, le CNRS. Cette création étant suivie d’autres, plus spécialisés (sur la santé, l’agronomie, les transports, etc.). On peut la considérer comme la troisième bifurcation, qui pérennise une organisation de l’espace scientifique français en trois grands types d’établissements : les universités, les écoles et les organismes de recherche.
Ces bifurcations se conjuguent avec des tendances plus continues.
Quatre tendances
Les enseignements n’ont pas toujours donné lieu à des diplômes. De nombreuses institutions de formation n’attestent pas des compétences acquises. Les facultés des sciences et des lettres du XIXe siècle décernent peu de diplômes, les conférences publiques des professeurs ne donnant lieu à aucune forme d’attestation. Jusqu’en 1855, il est possible de passer le concours de Polytechnique sans avoir le baccalauréat. Ce diplôme, qui conditionne l’entrée dans les facultés puis les universités ne concerne encore que 3% d’une classe d’âge en 1945. Le Conservatoire des arts et métiers, qui accueille des milliers d’auditeurs dans ses cours du soir, ne délivre pas d’attestations avant 1904. Et l’on pourrait multiplier les exemples. Progressivement, la demande de diplôme devient plus importante et les établissements consacrent plus de moyens au contrôle des connaissances et à la diplomation. Ce processus de certification s’étend depuis quelques décennies aux établissements eux-mêmes et a donné lieu à des organismes évaluant et notant les établissements. La croissance de la certification est la première tendance que nous avons identifiée.
L’apparition de nouveaux types d’établissements, particulièrement fréquente depuis 1945, et la grande rareté des suppressions (au-delà des changements de dénomination et des regroupements), a contribué à une autre tendance, qui est la complexification de l’espace scientifique. Lorsque l’on inventorie les établissements et leurs relations au sein des agglomérations scientifiques on se trouve face à un réseau dense d’organisations de statuts différents, dépendant de divers ministères ou de structures privées. Cette complexification organisationnelle est la deuxième tendance, qui ne semble pas près de s’infléchir.
Les universités françaises ont connu une histoire mouvementée depuis leur suppression sous la Révolution. Recréées un siècle plus tard sous une forme différente, elles sont confrontées à des politiques contradictoires et doivent coexister avec des écoles spécialisées, des organismes de recherche, et, particulièrement dans la période récente, des formations relevant de l’enseignement privé. Malgré toutes les difficultés auxquelles elles ont été confrontées au fil des années, elles ont connu un développement réel puisqu’elles accueillent actuellement plus de la moitié des étudiants. La lente et chaotique remontée en puissance de l’enseignement universitaire constitue la troisième tendance identifiée.
Enfin, alors que l’essentiel des organisations et des personnes était fortement concentré à Paris au début du XIXe siècle, la création progressive d’établissements en province, qui a accompagné la croissance des effectifs d’étudiants et d’enseignants, a contribué à la déconcentration géographique de l’espace scientifique, qui constitue la quatrième tendance. Ainsi, lorsque l’on évalue la part de la région parisienne dans les publications scientifiques françaises (comprenant au moins un auteur rattaché à un laboratoire français), on passe d’une moitié des publications dans les années 1970 à moins du tiers dans la période actuelle.
Prendre en compte l’ensemble de l’espace et son histoire
Les dernières décennies ont été marquées par de multiples réformes des institutions d’enseignement supérieur et de recherche : loi « Liberté et responsabilité des Universités » (2018), « Initiatives d’excellence » lancées en 2010, incitations aux regroupements d’établissements situés dans une même agglomération ou des régions proches, rappelant par certains de leurs aspects les débats sur la concentration ou la déconcentration géographique de la fin du XIXe siècle. Ces réformes ou projets de réformes concernent un espace scientifique complexe, finalement mal connu et rarement appréhendé dans son ensemble. Il importe de pouvoir conduire des réflexions sur ses évolutions en tenant compte de ses caractéristiques, de l’inertie qui lui est propre et de l’histoire dont il est issu.
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OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
André Grelon et Michel Grossetti (24 mars 2025). La longue histoire de l’espace scientifique français. Mondes Sociaux. Consulté le 19 avril 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/13jz8