Ressources numériques en sciences humaines et sociales OpenEdition Nos plateformes OpenEdition Books OpenEdition Journals Hypothèses Calenda Bibliothèques OpenEdition Freemium Suivez-nous

L’État français : un État féministe ?

118 femmes tuées par leur conjoint en 2022, 94 en 2023, 122 en 2024. « Nous allons y mettre fin » avait pourtant déclaré le président Macron en 2017. Depuis les années 1990, l’État s’est mobilisé pour prendre en charge les victimes et les auteurs de violences conjugales. 35 ans plus tard, quels sont les résultats de ces efforts institutionnels ?

Depuis 2005, presque tous les ministères ou parlements successifs ont souhaité affirmer leur engagement en promulguant des textes de lutte contre les violences conjugales. Cependant, malgré l’ambition de certains projets de loi, aucune ligne de fond féministe forte ne s’est dessinée, entérinant l’échec de l’adoption d’une loi-cadre. Comment expliquer cet immobilisme ?


  • DAUPHIN S., 2023, « Le féminisme d’État et les violences de genre en France : avancées et limites de la politique de lutte contre les violences conjugales », Nouvelles Questions Féministes, n° 42, p. 101-116.

Clémence Bleu Navoret est étudiante au master 1 Genre, Egalité et Politiques sociales, Université Toulouse – Jean Jaurès et membre du Réseau pour l’interdisciplinarité des sciences sociales en master (RISOM) du LabEx SMS : navoret@etu.univ-tlse2.fr


Une enquête récente a analysé l’évolution du féminisme d’État, c’est-à-dire les actions menées par l’État dans la lutte contre les violences dans le couple. À l’aide d’entretiens et l’analyse d’archives, elle a montré que l’action publique a échoué sur le plan législatif, car elle a abandonné la perspective d’égalité entre les sexes. Elle aurait également été rendue moins efficace en raison d’une rupture avec les associations féministes. Quels processus institutionnels ont conduit à ces transformations ?

Une ambition législative amputée

Depuis les années 2000, six lois ont été promulguées spécifiquement sur les questions de lutte contre les violences conjugales. Comme le montre la docteure en science politique, à chaque occurrence, le modèle espagnol est érigé comme exemple. En effet, en 2004, l’Espagne adopte une loi-cadre relative aux violences conjugales. Sa spécificité réside dans son approche féministe de cette problématique, car elle reconnait l’asymétrie de genre, c’est-à-dire que les hommes sont structurellement dans un rapport de domination à l’égard des femmes. De plus, cette loi aborde les violences dans leur globalité, en traitant autant de la prévention à l’égalité que de la formation des professionnel·le·s de la chaîne pénale. Cette nouvelle politique publique s’accompagne d’un important budget de mise en œuvre d’un milliard d’euros sur cinq ans. Aujourd’hui, cette législation est reconnue au niveau international comme la plus aboutie en Europe.

Ainsi, sur ce modèle sont proposées de nombreuses lois en France, sans pour autant se rapprocher du cadre espagnol. À titre d’exemple, les lois de 2006 et 2019 sont symptomatiques de cet échec institutionnel français à faire adopter une loi-cadre féministe. En 2006, les député·e·s de gauche avec le soutien des associations féministes soumettent à l’examen des parlementaires une loi qui se veut l’homologue de la loi espagnole. Bien qu’elle soit adoptée, les volets préventifs prévus dans le projet de loi sont supprimés au seul profit du volet de répression pénale des auteurs. De même en 2019, un projet de loi-cadre est à nouveau proposé par la droite sociale catholique, mais finalement la loi reste bien en-deçà des ambitions initiales car elle n’adopte qu’une juxtaposition de mesures qui ne tendent pas à travailler les fondements structurels de la violence.

La législation française s’est donc construite sur un millefeuille de textes, dont la ligne législative n’est pas à la hauteur de l’enjeu des violences conjugales, rendant ainsi complexe une mise en application cohérente et homogène dans l’accompagnement des femmes victimes.

L’abandon de la théorie féministe

Les institutions du féminisme d’État sont confrontées à un ensemble de problèmes structurels qui contraignent leurs membres à renoncer à leur grille d’analyse politique féministe. En effet, depuis leur création, ces institutions sont très peu dotées financièrement. Le Secrétariat aux Droits des Femmes et à l’Égalité (SDFE) est systématiquement marginalisé sur l’échiquier ministériel : stigmatisées à cause de leur militantisme, leurs propositions restent souvent mises de côtés dans les discussions gouvernementales. Pour faire adopter des politiques publiques de lutte contre les violences conjugales, les agent·es du SDFE ont été contraintes d’adopter les grilles d’interprétation des ministères plus centraux comme les ministères de la Justice, de l’Intérieur et des Affaires sociales, en renonçant à une perspective féministe des violences.

Ce glissement s’incarnerait dans plusieurs moments de la vie politique. Ainsi, en 2006, lors de la discussion d’un projet de loi contre les violences conjugales, la prise en compte de l’asymétrie de genre était initialement prévue dans le projet. Mais elle a été finalement détournée au profit d’une approche en termes de violences interpersonnelles. Ceci fait écho aux grilles d’analyse du ministère de la Justice où les violences sont exercées entre deux individus sans perspective féministe des rapports de pouvoir entre hommes et femmes. Plus tard, dans le plan d’action de lutte contre les violences conjugales s’étalant de 2008 à 2010, les femmes victimes sont définies comme des « personnes vulnérables ». Les femmes sont placées dans une position de passivité et de dépendance, ancrant ainsi les violences conjugales dans un registre social plutôt que dans une perspective féministe d’autonomisation des femmes.

Ce glissement s’est poursuivi ces dernières années, notamment à l’occasion de la promulgation de la loi de 2019. En ne prévoyant aucune mesure de prévention mais uniquement un développement de mesures de répression des auteurs avec la mise en place généralisée du bracelet anti-rapprochement, cette loi adopte un référentiel de la Justice et de l’Intérieur de répression des personnes qui sortent du contrat social. Mais elle ne prend pas en compte le concept d’asymétrie de genre et de continuum de violences (les violences ne sont pas hiérarchisées mais prises en compte dans leur globalité quelle que soit leur forme). En s’attachant principalement à la lutte contre les violences physiques, il n’y a pas de réelle prise en compte d’autres formes des violences et de leurs fondements structurels.

Ainsi, en raison de sa position marginalisée dans l’appareil étatique, le féminisme d’État a dû renoncer à une approche féministe de lutte contre le système d’oppressions systémiques pour se contenter d’une approche curative du problème adossée à une politique sociale et familiale. Les politiques de lutte contre les violences de genre ne sont donc pas des politiques de lutte pour l’égalité femmes-hommes.

Une rupture avec les associations féministes

Les institutions du féminisme d’֤État, issues des mobilisations des collectifs féministes entretiennent un lien historique avec les associations féministes. Aujourd’hui, les deux parties ont également un lien fondé sur une division du travail : les associations mettent en œuvre les politiques publiques d’égalité grâce aux financements du féminisme d’État. Cependant, malgré ce lien historique, les institutions du féminisme d’État se sont progressivement éloignées de la sphère associative.

Alors qu’auparavant, on observait une coopération entre les institutions et les associations (lors de la construction de la loi de 2010, portée et construite par les parlementaires et les associations féministes), à partir de 2012 une rupture opère. En effet, dès la prise de poste de Najat Vallaud-Belkacem à la tête du ministère des Droits des femmes, celle-ci amorce une dynamique de professionnalisation des membres du féminisme d’État pour assoir leur légitimité aux yeux des autres organes de l’État et pour se différencier du militantisme des associations. La création de la Mission interministérielle pour la protection des femmes contre les violences (Miprof) est symptomatique de cette volonté de se distancier des associations en revendiquant une posture d’expertise et d’offre de formation. Les liens de confiance entre les institutions du féminisme d’État et les associations sont rompus : la Miprof est considérée comme une concurrente sur le terrain de l’expertise par les associations et comme une remise en question de leur expertise et de leurs analyses. Cette dynamique de mise à distance du tissu associatif féministe se poursuit ces dernières années. Lors du Grenelle des violences conjugales en 2019, malgré la volonté affichée de consulter les membres des associations spécialisées, on observe une faible présence des associations dans les groupes de travail. De plus, au cours des discussions, les représentant·e·s de la Justice et des forces de l’ordre ont affirmé une préférence pour le travail coopératif avec les associations d’aides aux victimes non spécialisées, plutôt qu’avec les associations féministes d’aide aux victimes de violences conjugales, pour des raisons d’habitude de travail et de convergence des grilles d’interprétations. Cet épisode a entériné la rupture des liens de confiance entre les deux parties.

Ainsi, par peur d’être associées à un militantisme féministe trop subversif, les représentant·e·s du féminisme d’État ont renoncé à leur alliance avec les associations féministes, rejetant ainsi leur expertise féministe ancrée dans une analyse des rapports de domination structurels entre les hommes et les femmes. Cette rupture a donc eu pour conséquence d’affaiblir la marge de manœuvre et les avancées du féminisme d’État en matière de mise en œuvre des politiques publiques d’égalité.

Vers un féminisme de « marché » ?

Le féminisme d’État joue un rôle dans la diffusion et la construction des politiques publiques en matière d’égalité. Cependant, ses institutions ont mis en œuvre ces politiques en abandonnant l’analyse féministe, pour adopter paradoxalement celle des politiques sociales et de lutte contre la délinquance. Le féminisme d’État a donc abandonné son féminisme au fil du temps.

Aujourd’hui, dans un contexte d’hégémonie du néolibéralisme, l’État social français se délite peu à peu. En France, assiste-t-on à un glissement du féminisme d’État vers un féminisme de « marché », c’est-à-dire l’intervention des acteur·ice·s de la sphère entrepreunariale dans des politiques sociales de promotion de l’égalité femmes-hommes au détriment de l’État qui se désengage progressivement dans le champ des politiques d’égalité ? 


Illustration d’Adèle Huguet pour Mondes Sociaux : licence CC BY-NC-ND

Pour découvrir ses dessins, https://adelehuguet.wordpress.com/

Crédits images :

Retrouvez d’autres articles dans la rubrique risom


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Clémence Bleu Navoret (14 avril 2025). L’État français : un État féministe ? Mondes Sociaux. Consulté le 19 avril 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/13qy6


Clémence Bleu Navoret

Clémence Bleu Navoret est étudiante au master 1 Genre, Egalité et Politiques sociales, Université Toulouse – Jean Jaurès et membre du Réseau pour l’interdisciplinarité des sciences sociales en master (RISOM) du LabEx SMS : clemence.navoret@etu.univ-tlse2.fr

Vous aimerez aussi...

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

This site uses Akismet to reduce spam. Learn how your comment data is processed.