Quand les mutations urbaines sauvegardent le patrimoine : les charmes discrets de l’archéologie à Ilé-Ifè, Nigéria
Sans archéologie préventive efficace et une réglementation adaptée, l’expansion urbaine est souvent perçue, à juste titre, comme une menace pour le patrimoine archéologique. Pourtant, dans un environnement tropical densément urbanisé tel que le sud-ouest du Nigéria, l’intensification des constructions sans cadre légal pour la préservation patrimoniale n’empêche pas l’émergence de nouvelles opportunités archéologiques. Alors, comment intégrer cette réalité aux nouvelles recherches de terrain ?
L’archéologue britannique Frank Willett résumait par un aphorisme l’histoire des recherches à Ilé-Ifè : « les découvertes archéologiques les plus spectaculaires sont invariablement faites par des ouvriers du bâtiment et non par des archéologues ». Les défis posés par les transformations exponentielles de la ville ne sont donc pas nouveaux. Entre archéologie de sauvetage et patrimoine irrémédiablement en danger d’effacement, l’archéologie d’Ife s’est véritablement développée au gré de l’urbanisation accélérée du XXe siècle. Quelles stratégies de fouilles peuvent être aujourd’hui mises en œuvre pour concilier recherche archéologique et mutations urbaines ?
- Roth L., 2023, Paver Ife : archéologies et espaces connectés d’un centre urbain ouest-africain (1000-1400 CE), thèse de doctorat, Università degli Studi di Pavia, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Léa Roth est postdoctorante à la Villa I Tatti – Harvard University et chercheuse associée au laboratoire PALOC (Paris, UMR 208)
Ife, une archéologie écrite au rythme de l’expansion urbaine
De la découverte des têtes grandeur nature en ‘bronze’ sur le site de Wúnmonijẹ en 1938 par des ouvriers du bâtiment aux fouilles de sauvetages en 1957-1958 de Frank Willett sur le site d’Ìta Yemòó, les recherches sur l’histoire d’Ife se sont développées dans une ville où « creuser des trous » n’est pas l’apanage des archéologues. Un exemple éloquent ? Dès l’arrivée des Portugais sur les côtes du golfe de Guinée, les récits européens évoquent l’observation par les voyageurs d’une circulation régionale de perles en verre qu’ils désignent sous l’appellation de « conte de terra » (perles de la terre). Ces perles, extraites du sol et remises sur le marché, étaient en réalité les produits d’une industrie locale de verre florissante à Ife pendant la période médiévale.
Foyer universitaire parmi les plus anciens du Nigéria et centre de plantations cacaoyères important dans les années 1950-1960, Ilé-Ifẹ̀ a connu une urbanisation rapide depuis la période coloniale. Au gré des opportunités ouvertes par les découvertes fortuites lors de travaux de construction, des archéologues ont mené des opérations de sauvetage et ont étendu leurs recherches sous formes de vastes campagnes de « test pit » ou « puits » avec, bon an mal an, l’intention d’exhumer des objets d’art d’exception. « Quand tu vois un blanc creuser la terre ce n’est pas pour planter l’igname », dit-on. Dans ces années, au crépuscule de la domination coloniale britannique, la recherche archéologique s’organise et se dote peu à peu de structures. Les questions et objectifs de recherche évoluent eux aussi aux côtés des méthodes de fouilles. Cependant, l’archéologie doit continuer d’adapter sa pratique avec les contraintes induites par les transformations quotidiennes du paysage tropical et urbain.
Vivre et bâtir sur les vestiges d’une ville médiévale : les enjeux patrimoniaux en milieu tropical
Malgré un paysage qui semble peu propice à la lisibilité des structures archéologiques et à la conservation des vestiges, les zones de constructions récentes peuvent, contre toute attente, offrir un accès précieux aux archives du sol. Dans un contexte où les couches sédimentaires s’érodent rapidement sous l’effet des pluies tropicales abondantes, certaines zones bâties jouent parfois un rôle protecteur en agissant comme des remparts contre l’altération des sols, et avec elle la disparition des vestiges du passé. Bien sûr, l’impact des aménagements urbains sur le patrimoine souterrain n’est pas à sens unique. Si certaines infrastructures ou bâtiments stabilisent le terrain et freinent les effets de l’érosion, les travaux de terrassements et autres remaniements du sol perturbent inévitablement les strates archéologiques.
À Ilé-Ifè, sous l’effet conjugué de l’érosion et de l’expansion rapide des projets d’aménagement urbain, des pavements médiévaux (c. XII-XIVe siècles) apparaissent fréquemment en affleurement de surface ou lors du creusement de fondations. Des fragments de ces pavements sont parfois visibles à la base des murs de bâtiments actuels, comme c’est le cas, par exemple, sur le site de Lújúmò Compound. Récemment fouillé, ce site donne la mesure des pressions naturelles et anthropiques qui remodèlent sans cesse le paysage : par endroits, le lessivage du sol par les pluies a atteint le substrat naturel, entraînant ainsi l’amincissement ou la disparition de la colonne stratigraphique. Par conséquent, la conservation des données archéologiques s’avère parfois meilleure sous les espaces actuellement bâtis. Les constructions modernes peuvent ainsi avoir scellé des niveaux de pavements médiévaux qui, par leur robustesse, scellent à leur tour les niveaux sous-jacents et contribuent à la sauvegarde d’une partie de la séquence chronologique.
Espaces verts et interstices urbains, des conservatoires archéologiques au cœur de la ville ?
En dépit d’un développement urbain en constante mutation et d’une forte pression sur les terrains disponibles, Ilé-Ifẹ̀ est encore jalonnée d’espaces non construits, voire arborés, notamment dans les bois sacrés et sur les vastes campus scolaires et universitaires. Ces zones ont d’ailleurs souvent été privilégiées lors des fouilles archéologiques passées. Au-delà de ces espaces verts, le tissu urbain est ajouré d’interstices moins densément bâtis, tels que des surfaces cultivées, des complexes sportifs de plein air ou encore des cours extérieures et diverses zones intermédiaires entre les espaces domestiques.
Bien qu’elles aient rarement été exemptes de travaux de terrassement, ces enclaves au cœur de la ville offrent toutefois un potentiel archéologique en étant parfois plus facilement accessibles. Elles ne peuvent, en revanche, pas être envisagées comme des « sanctuaires » archéologiques préservant des vestiges intacts. En témoigne, par exemple, le site d’Ìta Yemòó qui, bien qu’officiellement reconnu depuis les années 1960 comme réserve archéologique sous la tutelle du musée national d’Ife, demeure régulièrement menacé par de nouveaux projets de construction.
Les « charmes discrets » de l’archéologie à Ilé-Ifẹ̀ se révèlent-ils à travers les contraintes du terrain ? Plutôt qu’une menace univoque pour le patrimoine matériel, l’expansion urbaine transforme le paysage et ouvre parfois, par ses mutations, de nouvelles opportunités archéologiques. Si les aménagements modernes altèrent inévitablement les archives du sol, ils engendrent aussi, par des découvertes fortuites, l’occasion de susciter un intérêt archéologique ou de préserver, par recouvrement, des vestiges et structures enfouies que les processus naturels d’érosion auraient pu effacer. En intégrant les réalités contemporaines d’un environnement urbain et tropical, l’archéologie peut ainsi non seulement composer avec ces contraintes, mais aussi les exploiter pour étudier le passé et repenser les stratégies de fouilles et la gestion du patrimoine.
- Chouin G., 2022, « Sous les tropiques, la ville : repenser l’urbanisation dans le Golfe de Guinée avant le XVIe siècle », Histoire urbaine, 63.
- Roth L., Chouin G., Ogunfolakan A., 2021, “Lost in Space ? Reconstructing Frank Willett’s excavations at Ita Yemoo, Ile-Ife, Nigeria : Rescue Excavations (1957–1958) and Trench XIV (1962–1963)”, Afrique : Archéologie & Arts 17.
- Willett F., 1967, Ife in the History of West African Sculpture, London : Thames and Hudson.
Illustration d’Adèle Huguet pour Mondes Sociaux : licence CC BY-NC-ND
Pour découvrir ses dessins, https://adelehuguet.wordpress.com/
Crédits images :
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Léa Roth (2 juin 2025). Quand les mutations urbaines sauvegardent le patrimoine : les charmes discrets de l’archéologie à Ilé-Ifè, Nigéria. Mondes Sociaux. Consulté le 10 juillet 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/141es
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