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La foule en fête

La foule est un objet à première vue assez simple. Il s’agit d’un ensemble d’individus réunis simultanément dans un même espace. Mais comment comprendre le comportement des acteurs qui composent une foule, voire le comportement de la foule elle-même ? Derrière l’apparente spontanéité de la foule festive déambulatoire, ce sont des groupes qui la composent et ce sont des groupes qui assurent la sécurité et la bonne marche de la fête.

La foule a longtemps été considérée comme un phénomène négatif. Elle était perçue comme susceptible de griser les participants, laissés à leurs pulsions, et d’abolir la raison individuelle (pensons aux révoltes et autres émeutes). À l’opposé, on peut également voir la foule de manière mécanique, comme une somme d’individus se déplaçant tels des grains dans un sablier (l’analyse physique des mouvements de foule par exemple). Une troisième voie est possible : étudier la foule sociologiquement, par les groupes qui la composent.


  • Jeanningros H, Simioni M., Steiner P., 2023, « La foule festive. Le cas des Fêtes de Bayonne », Sociologie, n°4, vol 14, p.395-412.

    Hugo Jeanningros est membre du LIST3N, Université de technologie de Troyes : hugo.jeanningros@utt.fr

    Melchior Simioni est membre du SAGE, Université de Strasbourg : msimioni@unistra.fr

    Philippe Steiner est professeur émérite de Sociologie à Sorbonne Université : philippe.steiner@sorbonne-universite.fr


Suivre des déambulations

La foule festive est déambulatoire et elle se distingue, à la fois, de la foule protestataire qui traverse la ville selon la structure ordonnée du défilé politique et de la foule de loisirs qui converge vers le lieu bien défini d’un spectacle. La foule festive, au contraire, offre la possibilité d’une pratique décentralisée de la fête dans la ville, sans ordre ni agenda précis. La fête déambulatoire est particulière, car, à la différence d’une procession religieuse ou d’un défilé militaire, le public y participe directement. Elle peut déborder d’autres évènements plus structurés, comme lors de carnavals ou des fêtes religieuses. Les participants sont mobiles durant ces festivités qui peuvent enfin durer des jours… Et des nuits.  En d’autres termes, la fête est un désordre programmé.

Les fêtes de Bayonne ont servi de terrain d’étude. Dans cette ville d’un peu plus de 50.000 habitants se retrouvent, sur quelques jours, plus d’un million de fêteurs. Sur trois éditions, des rencontres et échanges ont eu lieu avec les organisateurs, les commerçants, les autorités publiques et les fêteurs eux-mêmes. Un questionnaire sur les pratiques festives a également été diffusé, recueillant un peu plus de 3500 réponses. Comment comprendre la foule en fête ?

Produire la fête, gérer la foule.  

La foule festive ne se forme pas spontanément. Elle est le résultat d’un travail collectif, à la fois organisé par le haut (la mairie, la commission des fêtes) et par le bas (les groupes de fêteurs). L’organisation de ces journées de fêtes est rythmée autour de plusieurs séquences. Il faut produire la foule, la distribuer dans la ville, la consommer, puis l’expulser pour remettre la ville en état… avant que tout ne recommence le lendemain. La mairie et la commission des fêtes mettent en place des transports spéciaux (trains, bus) pour amener les fêtards, organisent et distribuent des animations dans différents quartiers pour répartir la foule, et installent des infrastructures temporaires (bars, restaurants, toilettes). Pendant les Fêtes de Bayonne, ce sont plus de 230 bars et 85 associations (peñas), qui participent à cette distribution et à la consommation de la foule. L’ensemble des événements et infrastructures permettent d’attirer des publics variés, comme les familles, en proposant des activités spécifiques, comme la journée des enfants.

Tout ce travail d’« affoulement » ne pourrait s’opérer sans les groupes qui structurent la foule. Contrairement à l’idée d’une masse indistincte, la foule festive est structurée en petits groupes, formés sur la base de liens amicaux, familiaux, professionnels ou de genre. Par exemple, des amis se retrouvent chaque année pour partager un moment convivial, des familles viennent avec leurs enfants, et des collègues profitent des fêtes pour renforcer leurs liens. Ces groupes donnent une consistance à la foule et contribuent à son ambiance joyeuse. Faire la fête, c’est à la fois venir en groupe, mais aussi se mêler à la foule. Cette dernière représente autant un défi qu’un plaisir pour les groupes : comment tenir ensemble en partageant cette expérience festive dense ?

Les groupes dans la foule

Les recherches sur les rassemblements montrent que la forme des groupes varie selon la densité de la foule : lorsque cette dernière est faible, les membres marchent côte à côte et le groupe prend la forme d’une ligne orthogonale à l’axe du déplacement. À mesure que la densité de la foule s’accroît, leur disposition s’incurve pour former un V. Cette formation est contraire au principe de vélocité qui devrait, selon les standards de la physique, amener le groupe à prendre la forme plus aérodynamique d’un V inversé. Si tel n’est pas le cas, cela tient au fait que les membres du groupe peuvent plus facilement se voir et discuter tout en se déplaçant. Le lien social amène donc les membres du groupe à prendre cette forme inappropriée du point de vue physique.

Lorsque la foule devient dense, entre trois et quatre personnes au m2, comme aux Fêtes de Bayonne, la formation de déplacement des groupes prend la forme d’une file indienne qui serpente entre les groupes. La file peut aller de la première à la dernière personne lorsque chacune tient – par l’épaule ou par la cinta (ceinture de la tenue blanche et rouge des fêtes) – la personne qui le précède. Sinon, on observe des lignes qui se brisent lorsqu’une personne hors du groupe rompt la ligne, en essayant de se frayer elle aussi un chemin au sein de la foule. La progression a alors lieu d’une manière indépendante, mais orientée vers le lieu visé et le groupe se reforme. Dans une foule très dense, il n’y a aucune voie de progression « libre » ; partout la densité impose de passer entre les corps, entre l’espace restreint qui existe entre deux personnes proches, discutant, chantant, riant ensemble. La progression est sinueuse, lente, marquée par des changements de rythme.

Pour une majorité de fêteurs, la foule fait partie du plaisir de la fête et seuls 15% des répondants à notre questionnaire estiment qu’il y a trop de monde dans les fêtes. Une partie des groupes interrogés déclarent tenter d’éviter les points les plus denses de la foule en évitant tel quartier ou telle rue à un horaire donné. D’autres, au contraire, s’y plongent volontairement. Mais presque tous s’accordent à vouloir maintenir l’unité de leur groupe pendant les fêtes. Il est fréquent de disposer de points de repères ou d’une destination préétablie pour permettre aux membres d’un groupe fracturé par une foule trop dense ou un niveau d’alcoolisation élevé de se retrouver.

La sécurité, par et pour les groupes.

Les organisateurs des fêtes doivent constamment équilibrer deux objectifs : garantir la sécurité des participants tout en maintenant l’ambiance de lâcher-prise propre à la foule festive. La sécurité pendant les fêtes revêt, comme la construction de la foule, une double dimension. Les mesures de sécurité des organisateurs et autorités publiques sont complétées par des dispositifs de sécurité produits par et appuyés sur les groupes de fêtards eux-mêmes.

Le travail des autorités, pas toujours visible pour les non-initiés, va au-delà de l’installation de barrières et du déploiement massif de forces de l’ordre et de caméras de surveillance. Il repose sur une coordination complexe entre la mairie, la police, les services de secours, les bénévoles et les associations. Cette coordination permet de gérer les flux de personnes, d’éviter les engorgements, et d’intervenir en cas de bagarres ou d’incidents.

Les fêteurs sont eux-mêmes acteurs de la sécurité. En cherchant à rester en groupe, en aidant les plus vulnérables du groupe, en fixant des points de repère, ils contribuent à réguler la fête de l’intérieur. Des associations encouragent à ce titre les groupes à se montrer vigilants lors des Fêtes et à ne pas laisser de membres isolés au cours de la fête. Comprenant l’intérêt de favoriser ces pratiques de responsabilité collective, notamment pour lutter contre les risques d’agression, la mairie installe des panneaux et fait diffuser des encarts dans la presse, proclamant par exemple : « On part ensemble, on rentre ensemble ».

La foule festive repose ainsi sur un équilibre fragile entre ordre et désordre. Qu’il s’agisse de produire la foule ou d’en assurer la sécurité, les organisateurs doivent s’appuyer sur les groupes de fêtards, qui constituent le cœur battant des fêtes.

Le succès contre la sécurité ?

Si l’organisation des fêtes de Bayonne a cherché depuis la fin des années 1990 à accroître le volume de la foule festive, le succès croissant des fêtes amène la mairie à infléchir sa stratégie. Le problème est général. Pour la ville de Bayonne, comme d’autres villes festives du Pays Basque espagnol (Bilbao, Donosti, Pamplona, Vitoria-Gasteiz), il s’agit désormais de limiter l’affluence, notamment pour mieux maîtriser les risques de violences sexistes et sexuelles, hantise majeure des participantes et des organisateurs.


  • Moussaïd M., 2019, Ce que la foule dit de nous, Paris : humenSciences
  • Steiner P., 2023, Faire la fête. Sociologie de la joie, Paris : Presses universitaires de France

Illustration d’Adèle Huguet pour Mondes Sociaux : licence CC BY-NC-ND

Pour découvrir ses dessins, https://adelehuguet.wordpress.com/

Crédits images :

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OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Hugo Jeanningros, Melchior Simioni et Philippe Steiner (16 juin 2025). La foule en fête. Mondes Sociaux. Consulté le 10 juillet 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/144t0


Hugo Jeanningros, Melchior Simioni et Philippe Steiner

Hugo Jeanningros est membre du LIST3N, Université de technologie de Troyes : hugo.jeanningros@utt.fr | Melchior Simioni est membre du SAGE, Université de Strasbourg : msimioni@unistra.fr | Philippe Steiner est professeur émérite de Sociologie à Sorbonne Université : philippe.steiner@sorbonne-universite.fr

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