La vie sociale des foules
Les foules intriguent, fascinent, inquiètent parfois. Longtemps perçues comme des masses incontrôlables ou irrationnelles, elles sont souvent ramenées à l’image d’une force collective qui dépasse les individus. Contre cette vision un peu simpliste et réductrice, ce numéro spécial de Mondes Sociaux propose de mieux comprendre les dynamiques sociales des foules grâce à des analyses issues de recherches empiriques en sciences sociales. En s’appuyant sur des situations variées de foules – manifestations, rassemblements, déambulations – il s’agit de montrer les enjeux sociaux propres à ces moments de regroupement collectif.
Les foules ne sont pas de simples attroupements passagers. Elles ont une histoire, un ancrage social et le plus souvent aussi un lien avec un territoire. Elles prennent forme à partir de groupes déjà constitués, que ce soit des collectifs militants, des fans, des amis ou des collègues, etc. Mais elles peuvent aussi en faire naître de nouveaux. Dans tous les cas, elles créent une forme de lien provisoire entre les personnes présentes : un sentiment d’appartenance, un intérêt partagé, une coordination qui ne va pas de soi mais qui se construit sur place. Ces liens sont souvent de courte durée, mais ils peuvent laisser des traces et être réactivés dans d’autres contextes.
Les foules sont aussi au centre de multiples attentions. Elles sont convoquées, encadrées, observées, évaluées, filmées, comptées. Certaines instances cherchent à en anticiper les effets, d’autres à les orienter ou à les canaliser, voire à les invisibiliser. Mais elles ne sont jamais entièrement prévisibles : elles peuvent échapper aux dispositifs prévus, emprunter d’autres chemins, inventer leurs propres formes. Et c’est de là que peuvent surgir parfois des controverses, comme par exemple autour du comptage des manifestants, où les chiffres deviennent des enjeux politiques. Il ressort ainsi que la foule n’est jamais une simple donnée objective : sa réalité est toujours en partie incertaine, dépendante du moment, du lieu, des relations sociales en jeu.
Ce numéro s’inscrit dans le cadre d’un partenariat avec l’exposition Comme des moutons ? présentée au Quai des Savoirs à Toulouse. Pour la première fois en France, une exposition culturelle et scientifique se consacre aux foules, en interroge les comportements collectifs, les mécanismes d’influence, les formes d’entraînement ou d’adhésion. Le numéro de Mondes Sociaux prolonge cette démarche, en apportant un éclairage propre aux sciences sociales. Il propose trois analyses complémentaires pour explorer les manières dont les foules prennent forme, agissent, s’expriment ou suscitent l’attention. Chacune éclaire un aspect particulier de ces dynamiques collectives, à partir de contextes concrets : les manifestations, les stades et les fêtes.
Le comptage des manifestants : la guerre des chiffres
Vidéo Avides de recherche de Manon Jack
Dans un épisode d’Avides de recherche, la vidéaste Manon Jack s’appuie sur les travaux d’Émile Provendier qui s’interroge sur une expérience de comptage automatisé de participants à une manifestation politique. L’enquête met en évidence les conséquences sociales de cette solution technologique. Face à la promesse d’un chiffre « objectif » produit par des caméras et de l’intelligence artificielle, les critiques se sont multipliées : difficulté à suivre des foules de manifestants de plus en plus mouvantes, opacité du système de comptage, absence d’expertise indépendante. Or, le comptage des manifestants est un enjeu important car les chiffres relayés ne sont jamais neutres. Ils servent à reconnaitre la mobilisation et à en montrer publiquement la force politique.
Chants de supporters, chants de foules : les pouvoirs du « On est là ! »
Article de Phil Bonjour
Dans un article consacré aux chants des supporters, Théophile Bonjour s’intéresse à une autre forme d’expression collective : les performances vocales dans les stades. Le célèbre « On est là ! », souvent repris en boucle pendant un match, illustre la manière dont la voix peut produire une forme d’unité dans les tribunes. Cette expérience émotionnelle partagée devient un outil de mise en cohésion du groupe et également une affirmation territoriale. L’article montre comment certains chants accèdent au rang d’hymne, à la faveur d’une histoire commune et d’une adoption collective. Ce répertoire chanté peut aussi exclure celles et ceux qui ne se conforment pas aux normes dominantes du groupe, notamment en termes de posture viriliste. À travers ces pratiques, c’est toute une socio-géographie de la foule dans les stades qui se manifeste.
Article de Hugo Jeanningros, Melchior Simioni et Philippe Steiner
Enfin, dans « La foule en fête », Hugo Jeanningros, Melchior Simioni et Philippe Steiner proposent une lecture sociologique des foules festives et déambulatoires. Ils montrent que, loin d’être des masses indifférenciées, ces foules sont structurées par des petits groupes d’amis, de proches ou de collègues qui se déplacent ensemble et organisent la fête. Ainsi la foule ne dissout pas les individualités : au contraire, elle repose sur elles. Par ailleurs, la fête n’a rien de purement spontané : elle résulte d’un travail « d’affoulement » mené par les municipalités, les commerçants ou les services de sécurité qui s’appuient notamment sur ces groupes et leurs compositions pour assurer l’ordre. La foule festive apparaît ainsi comme un moment d’équilibre fragile entre spontanéité et régulation des interactions.
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OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Béatrice Milard (16 juin 2025). La vie sociale des foules. Mondes Sociaux. Consulté le 10 juillet 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/144t3